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d’à-propos au profit de leurs colonies lointaines. Les carrières d’aventures avaient alors tant d’attrait que les voleurs de grand chemin eux-mêmes étaient décorés d’un certain vernis de gloire par l’opinion publique. Le nombre en était considérable, comme on le vit toujours à la suite de longues guerres et d’interminables révolutions politiques. Il est difficile d’imaginer à quel degré le peuple était dépravé pendant les règnes de la reine Anne et du roi George Ier. Pirates en pleine mer, contrebandiers sur la côte, brigands à l’intérieur des terres, luttaient à l’envi contre les lois du royaume, et ce n’était pas seulement parmi les gens sans aveu que se recrutait l’armée du désordre; on y comptait des propriétaires, des gradués des universités, des hommes voués en apparence à des professions libérales. Toutes les classes de la société fournissaient au vice leur contingent, tandis que la police était faible et que les lois sanguinaires de l’époque ne faisaient plus peur à personne. Aux environs de Londres, on arrêtait les voitures en plein jour; les malles-poste étaient fréquemment pillées. Les récits de meurtres et de vols à main armée ou les exploits plus modestes des simples pick-pockets remplissaient les colonnes des journaux. Une fois la semaine régulièrement, on pendait à Tyburn les plus coupables de ces scélérats; mais ces supplices, trop souvent renouvelés, n’inspiraient plus à la foule une crainte salutaire. On y allait comme à un spectacle pour recueillir les dernières paroles des condamnés, et pour voir s’ils feraient bonne contenance devant la mort. D’autres étaient expédiés par centaines aux colonies pénales de la Nouvelle-Angleterre, où on les vendait comme des esclaves. Souvent ils trouvaient moyen de s’en échapper pour revenir en Angleterre continuer leurs méfaits, ou bien ils commettaient dans leur nouvelle patrie des crimes qui étaient enfin punis de la peine capitale.

D’après l’attention que la société instruite et polie de nos jours accorde avec tant d’engouement aux hauts faits et aux moindres gestes du premier criminel venu, ne comprendra-t-on pas quel attrait devaient avoir, il y a cent cinquante ans, les aventures de quelques scélérats célèbres? Defoe sut autant qu’aucun de ses contemporains exploiter cette littérature fructueuse. Y fut-il amené par les réminiscences du séjour qu’il avait fait dans la prison de Newgate? Ce n’étaient pas en tout cas des souvenirs de ce temps déjà vieux qu’il recueillait, car les gredins dont il se fait l’historiographe sont moins anciens, et d’ailleurs les nombreux écrits sortis de sa plume tandis qu’il était sous les verrous attestent qu’il ne s’attarda point à recueillir les mémoires de ses compagnons d’infortune. Se proposait-il de retenir les jeunes gens sur la pente du vice en leur montrant la conséquence fatale d’une vie de désordres? Quoi qu’en pense