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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/815

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Alors, se tournant vers moi : — On pourrait justement, dit-il, m’appeler l’homme aux deux réputations. Mon histoire d’ailleurs est fort simple; mais elle vaut peut-être la peine d’être racontée à un jeune homme de bonne volonté comme vous.

Vous avez lu que la conversion de saint Paul date de sa chute de cheval sur le chemin de Damas. Eh bien ! la mienne date d’une averse qui me surprit un jour que j’avais oublié mon parapluie. Pour me mettre provisoirement à l’abri, je me réfugiai, faute de mieux, au cours de mécanique. Le professeur fit une foule de démonstrations auxquelles je ne compris rien du tout, sans doute parce que je n’étais pas suffisamment préparé. Mon attention d’ailleurs allait flottant du tableau où s’accumulaient les chiffres à la fenêtre de la salle, fouettée et lavée par de bruyantes rafales. Je prenais donc de mon mieux la mécanique en patience lorsque le professeur, résumant la leçon, prononça ces paroles : « Ainsi, messieurs, vous le voyez clairement, en mécanique il est démontré qu’aucun mouvement ne se perd; si minime qu’il soit, il a dans l’espace indéfini un retentissement et des échos sans limites. Songez qu’il en est de même des mouvemens de votre âme : toutes vos volontés, toutes vos actions, bonnes ou mauvaises, ont, dans tout le cours de votre vie, un retentissement nécessaire. »

Il ne voulut pas développer cette pensée, n’étant point professeur de philosophie, et il passa à d’autres démonstrations.

Je ne puis dire quel effet produisit cette simple remarque sur le reste de l’auditoire. Quant à moi, elle me frappa comme un trait de lumière. Je l’emportai dans ma mémoire, je la ruminai dans ma tête, la développant et la commentant à l’infini. Elle conclut en somme à la nécessité de faire le bien et d’éviter le mal. Je n’avais pas besoin d’aller au cours de mécanique pour apprendre cela. Sans doute, mais toute pensée, si vraie qu’elle soit, gagne à être présentée sous une forme plus nouvelle et plus saisissante, et celle-ci, à mes yeux, avait ce double mérite. Je fis plusieurs fois le tour des remparts, étonné au dernier point qu’une forme nouvelle eût suffi pour rendre cette vérité si présente à mon esprit et si impérieuse à ma volonté. Quand je fus rentré, j’endossai ma robe de chambre, le vêtement philosophique par excellence, et je méditai longtemps, laissant par trois fois s’éteindre ma pipe, ce qui, comme tout le monde le sait, est un signe manifeste de grave préoccupation.

Quand je me levai le lendemain, la nuit et le sommeil avaient apaisé le mouvement un peu confus de mes pensées : deux idées se montraient clairement à mon esprit. Je les notai toutes les deux sous forme de maximes. La première de ces maximes a fait de moi un professeur utile, et la seconde un voisin supportable. — N’est-il pas vrai, Beckhaus?