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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/821

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des prés et le long des haies ! Je me sens tout rajeuni ; je crois bien que je chanterais si j’osais, mais je n’ose pas, et alors je fais un bouquet de violettes et de primevères. Mon bouquet est très beau et sent très bon; mais voici un chaudronnier ambulant qui débouche d’un sentier. J’ai honte de mon bouquet, et je le jette dans une haie. puissance de l’opinion publique sur ceux mêmes qui semblent la braver ! Voilà un philosophe tenu en échec par un étameur de casseroles !

Les blés succèdent aux luzernes, les jardins aux prairies; la Munchau, fraîche et transparente, glisse rapidement entre ses berges plantées de saules, d’aunes et de peupliers, tantôt côtoyant la route, tantôt l’abandonnant pour décrire de grandes courbes et pousser une reconnaissance à travers la campagne. J’arrive à une guinguette que je ne connais pas, il y a si longtemps que je ne suis venu par ici ! C’est une toute petite guinguette avec une très grande enseigne qui brille comme un arc-en-ciel. La guinguette est proprette et avenante. L’enseigne étincelle de dorures et de couleurs. Je lis en lettres d’or : Aux armes de Munchausen. En effet, voilà bien l’écusson aux trente-deux quartiers avec tous les animaux de la création héraldique, bleus sur fond d’or, ou dorés sur fond d’azur, et puis en exergue la devise du duc régnant : virtute, non numero. Cela me fait songer à la collection de tulipes de M. le secrétaire Heindrich.

Juste au-dessous de l’enseigne, trois dragons du régiment grand-ducal, attablés devant la porte, trempent silencieusement leurs grosses moustaches blondes dans d’énormes verres à bière. Ils laissent errer leurs yeux sur la campagne fleurie. Ils me regardent passer, et moi, je leur trouve l’air si heureux et si bienveillant, que je leur envoie un sourire en passant, et ils me souhaitent cordialement une bonne promenade.

Mais voici qu’à travers un treillage j’aperçois sous une tonnelle de houblon les casquettes d’un groupe d’étudians. Plus bruyans que les dragons, ils rient aux éclats, ils crient, ils applaudissent quelque facétie universitaire; ils entonnent en chœur les interminables couplets de la chanson populaire :

Bois de la Mère, bonne Lisette!


Sont-ils gais! sont-ils heureux de vivre! s’amusent-ils de peu de chose! Je pense cela en moi-même, et j’en suis presque ému; mais cette émotion ne dura guère.

Au moment où je passe devant la tonnelle, il se fait tout à coup un profond silence, puis j’entends des chuchotemens et des rires