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toute apparence, il n’en fût point sorti par sa volonté simple, si d’insupportables troubles de cœur n’eussent en quelque sorte fait une extravagance de la plus sage des résolutions. Abordons l’aimable objet de cette flamme délirante.

Charlotte-Ernestine-Albertine de Schardt, mariée au baron Frédéric de Stein, écuyer du grand-duc de Weimar, était née en 1742. Elle avait donc sept ans de plus que Goethe, lequel en comptait trente-trois lorsqu’il fit sa connaissance à Weimar, après avoir de loin déjà fort admiré sa personne, comme on peut le voir par une lettre du docteur Zimmermann. « A Strasbourg, entre cent autres silhouettes, j’ai montré la vôtre, madame; jamais, à mon avis, on n’a jugé d’une tête avec plus de génie, jamais on n’a parlé de vous avec plus de vérité. Il viendra sûrement vous faire visite à Weimar. Rappelez-vous alors que tout ce que je lui ai dit de vous à Strasbourg lui a fait perdre le sommeil pendant trois jours ! » Goethe, en admiration devant le portrait, avait écrit au bas : « Ce serait un beau spectacle de voir comment se réfléchit le monde dans une telle âme; si j’en juge par la douceur de la physionomie, elle voit le monde comme il est, mais par le médium de l’amour. » Bientôt ce fut au tour de Mme de Stein de s’informer de Goethe, et le bon docteur de répondre à la curieuse dame : « Vous voulez que je vous parle de Goethe, vous désirez le voir? mais, pauvre âme, vous n’y pensez pas; vous désirez le voir, et vous ne savez pas à quel point cet homme aimable et charmant pourrait vous devenir dangereux. »

Dès son arrivée à Weimar, Goethe fréquenta la maison de Mme de Stein. Ces deux intelligences semblaient faites l’une pour l’autre. D’abord le goût des arts et des sciences les rapprocha, puis à cette première sympathie de plus doux rapports succédèrent, si bien que Goethe en vint finalement à ne plus voir les choses que « par le médium de l’amour. » C’est du moins ce qu’il donne à entendre à la comtesse Stolberg dans une lettre de cette époque (17 mai 1776) : « Après dîner, je suis allé voir la comtesse de Stein, un ange de femme à qui je dois bien de l’apaisement et de pures félicités. » Goethe était ainsi fait que chez lui une préoccupation amoureuse chassait l’autre. Son cœur presque aussitôt se partageait, et, quand il aimait passionnément deux femmes, il lui en fallait trouver une troisième avec qui tenir registre de ses sensations. Il avait encore à son côté cette adorable Frédérique Brion, qu’une autre recommençait à l’intéresser, et que Frédérique Oeser recevait à ce sujet ses confidences. De même aujourd’hui la comtesse Auguste Stolberg l’écoutait raconter comme quoi dans son cœur Mme de Stein avait pris la place de Lilli. « Que voulez-vous? c’était comme semé d’avance en moi, et sans que j’y aie songé, c’était poussé ! »