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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/911

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fiancé se dégagea brusquement; le mot de cette rupture ne fut pas prononcé, mais Goethe n’eut peut-être qu’à regarder dans sa conscience pour le lire. La pauvre enfant en ressentit un affreux crève-cœur, la fièvre mit ses jours en danger, et le brillant damoiseau, qui pendant cette crise avait naturellement passé par les émotions les plus douloureuses, ne se sentit pas de joie lorsqu’il revit à quelque temps de là sa jolie convalescente se promenant dans la voiture d’Angelica Kauffmann. De part et d’autre, on se tendit la main, on s’attendrit, et Mme Angelica, toujours bonne, permit à l’amant éploré de prendre place dans le carrosse. Bientôt Goethe vint voir la jeune fille chez son frère, commis dans une maison de commerce, et dont elle tenait très respectablement le modeste intérieur. L’entretien, enjoué d’abord et familier, tournait à l’attendrissement, lorsque, le frère entrant, « il fallut se quitter en prose; » mais à peine Goethe avait-il mis le pied dans la rue, qu’il aperçut la gracieuse enfant penchée à sa fenêtre, et la conversation reprit sur nouveaux frais. En attendant que le cocher reparût, on échangea des baisers et des aveux si tendres, si charmans, que jamais, au dire de l’amant trop poète, « ils ne devaient sortir de son cœur ni de sa mémoire. » Voilà ce qu’on se racontait à Weimar en même temps que bien d’autres histoires encore moins édifiantes, et je laisse à penser si Mme de Stein approuvait une telle conduite. Goethe n’ignorait rien de ces petites cabales; mais le grand-duc ne tarda pas à le rassurer en prolongeant indéfiniment son congé, et le priant, au nom de leur amitié, d’en faire le plus large emploi. Goethe avait envie de parcourir le sud; au commencement de février 1787, il était à Naples.

Ses lettres, pittoresques, rapides, amusantes, émues et passionnées en présence d’un spectacle de la nature, d’un objet d’art, nous livrent jour par jour toutes les sensations du voyage. On ne faisait point alors de politique à Naples. En a-t-on jamais fait? la politique fut-elle jamais autre chose là qu’un bruit de plus perdu dans le vacarme universel? Crier, musiquer, s’escrimer en gesticulations, en grimaces, passionner indifféremment tout ce qu’on fait, voilà la vie,’ — une pantomime, un feu d’artifice sans fin. Du luxe sans richesse, de la pauvreté qui n’est point la misère, l’or et les haillons pêle-mêle, et, pour qui voudrait appliquer aux choses nos principes de morale, une confusion babélique! Mentir, dire la vérité, être un fripon ou un galant homme, manquer à sa parole ou la tenir, c’est en général absolument la même affaire; il n’y a de distinction que dans la convenance particulière de chacun, et la vie est là si splendide, la nature et les hommes, le pays et la mer vous donnent un si grandiose, un si complet spectacle, que l’idée de moraliser ne s’éveille en vous que