Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
941
LA QUESTION OUVRIÈRE.

Son unique chance de succès était d’opposer aux patrons isolés une ligue compacte des travailleurs. Mettre successivement en interdit toutes les différentes usines de l’Angleterre, les vaincre l’une après l’autre, c’était un plan ingénieux, mais qui est à tout jamais déjoué. Les coalitions d’ouvriers ont amené des coalitions de patrons. Malgré toutes les difficultés que présentait un tel projet, les industriels anglais sont parvenus à se concerter et à former une ligue défensive. Ils ont imité la stratégie de leurs adversaires et n’ont été que trop loin dans cette voie. Ils ont eu comme les ouvriers leurs listes de proscription ; ils ont établi entre eux une complète solidarité. Dès que les ouvriers d’une usine se mettent en grève, tous les industriels du même district renvoient leur personnel et ferment leurs ateliers ; cela s’appelle un lock out. Il y en a eu une multitude d’exemples en Angleterre. Ce sont là des représailles sauvages, mais nécessaires. On devine ce que devient l’industrie avec de pareils procédés. Les règlemens de plusieurs de ces unions de maîtres sont curieux à étudier. Telle est l’Association des fabricans de fer du nord de l’Angleterre. Chaque industriel assure contre la grève tout ou partie de ses fours à puddler, en s’engageant par écrit à payer, sur la réquisition du secrétaire, une somme déterminée par le nombre de ses fours et le rendement qu’il leur assigne. Si ses ouvriers le quittent, l’association lui paie, selon l’assurance, 4 liv. sterl. (100 francs) ou 3 liv. sterl. (75 fr.) par semaine et par four. Cette subvention est prélevée sur les fonds souscrits par les autres membres. L’encaisse de cette association se montait, en 1866, à 1 million 200,000 fr. Dans les corporations de maîtres moins bien organisées, les industriels parviennent cependant à s’entendre pour se soutenir et empêcher les membres les plus faibles de fléchir sous le poids des billets à payer, des remboursemens et des livraisons à faire, ou des dommages-intérêts de retard à solder. Voilà ce qu’ont produit les trade’s unions. Ouvriers et patrons ne contractent plus individuellement : ils s’organisent en armées formidables et compactes ; c’est la grande guerre avec tous ses fléaux, ou plutôt, selon l’expression de M. le comte de Paris, c’est un de ces duels japonais où chaque combattant doit se donner la mort de sa propre main.

Si inefficaces au point de vue matériel, les trade’s unions exercent-elles une influence appréciable sur l’intelligence et la moralité des travailleurs ? C’est ici que les partisans de l’unionisme se vantent d’un triomphe incontesté. N’est-il pas vrai, disent-ils, que les habitudes de l’ouvrier gagnent à cette organisation austère, que c’est une saine et fortifiante discipline qui trempe les esprits et les âmes, les tire des vulgarités de la vie journalière pour leur ouvrir des horizons infinis ? Voilà un jugement auquel nous ne saurions souscrire. Au point de vue du métier, l’unionisme forme de mauvais artisans ;