Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/951

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
945
LA QUESTION OUVRIÈRE.

drait de part et d’autre uns transformation dans les mœurs pour que l’entente entre ouvriers et patrons fût toujours possible. Si l’on peut souhaiter cette transformation et y travailler, il serait chimérique de l’attendre dans un prochain avenir. Tout au moins doit-on repousser les procédés irritans et inefficaces : aussi nous n’hésitons pas à condamner le conseil donné par le Times et suivi par un grand nombre d’industriels, d’expulser des ateliers tous les ouvriers qui ne renonceront pas formellement aux unions. Ce n’est pas par de tels moyens qu’on résoudra le problème.

Une question se pose encore devant nous : quel est l’avenir réservé aux trade’s unions ? Doivent-elles périr, s’amender ou rester dans le statu quo ? Il est impossible de supposer qu’elles soient destinées à promptement disparaître. Elles ont une vitalité qu’on ne peut nier. Pourront-elles se modifier de manière à n’être plus un péril social ? Selon l’expression de M. le comte de Paris, le cheval de bataille ne pourra-t-il pas un jour s’atteler à la charrue ? C’est là une éventualité que l’on peut admettre. Oui, au bout d’un certain nombre d’années, quand il aura traversé bien des guerres, reçu bien des coups, éprouvé bien des déboires, quand il sera usé, exténué, peut-être alors l’unionisme voudra-t-il quitter ses vastes projets de conquête et de gloire, travailler à une œuvre plus modeste, plus régulière et plus fructueuse. Il y a dans l’unionisme deux mauvaises choses : les grèves et la discipline despotique ; il y a au contraire un germe excellent : c’est l’assurance, les secours mutuels en cas de maladie, de chômage forcé, de pertes d’outils, les primes à l’émigration, les retraites. Cela peut être développé sur une vaste échelle, il n’y aurait même pas besoin que les cotisations fussent notablement augmentées ; si elles renonçaient aux grèves, les associations ouvrières recevraient des dons, des legs, qui les mettraient à flot. Nulle part l’assurance n’a été instituée d’une manière aussi large et compréhensive que dans les trade’s unions ; il serait possible, par la solidarité établie entre les sociétés des différens métiers, d’amortir le coup des crises commerciales qui affectent si cruellement, à des intervalles presque réguliers, les ouvriers de nos grandes industries. Voilà les fruits bienfaisans dont l’espoir nous est permis ; mais, ne nous faisons pas illusion, la sagesse n’entre dans le cœur des hommes qu’à la suite des malheurs et des épreuves. Ce sont les verges des événemens qui corrigeront et redresseront l’enfance de ces associations exubérantes. En attendant, nous sommes en pleine guerre industrielle, et nous y serons de longues années encore. Avant d’arriver à cette période bienfaisante de maturité et de repos, il est à craindre que les trade’s unions ne s’organisent d’une manière plus compacte pour le combat à outrance.