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laissant aller à rêver devant un coin de forêt réfléchi par le flot, — tantôt nous livrant à quelqu’une de ces conversations à la fois sérieuses et enjouées où la science revêt l’apparence de la plaisanterie, et dont le charme est inexprimable. Toujours est-il que nous nous trouvâmes tout à coup au pied d’un débarcadère assez rude et d’une longue jetée formée de blocs confusément entassés. On n’en atteignit pas moins la plage sans accidens, et là nous eûmes une preuve nouvelle de cette remarquable attraction exercée par le congrès. Plus de soixante voitures traînées par de robustes chevaux, et dont la plupart rappelaient le char-à-bancs de nos propriétaires aisés, attendaient, prêtes à nous conduire au lieu de la fouille. C’étaient les équipages d’autant de paysans[1] qui, sur un simple avis, avaient abandonné leurs travaux et se mettaient avec le plus complet désintéressement à la disposition des savans étrangers venus pour étudier leurs antiquités nationales. Quel est le pays, nous demandions-nous, où, pour un semblable motif et sans l’intervention d’aucune autorité, on obtiendrait un pareil résultat? Français ou Anglais, Suisses ou Russes, Belges ou Italiens, nous étions bien forcés de reconnaître que ce ne serait chez aucun de nous.

Malgré cette réflexion passablement pénible pour notre amour-propre, nous profitâmes du bon vouloir qui la faisait naître; bientôt notre longue caravane traversait le village de Linaes, entièrement habité par des pêcheurs. Lui aussi s’était pavoisé autant qu’il avait pu le faire. Les drapeaux n’étaient, il est vrai, ni aussi grands, ni aussi frais qu’à Rœskilde ; il y en avait dans le nombre de bien petits, de bien passés et parfois de bien déchirés ! Qu’importe ? Ils nous tenaient le même langage que l’étendard royal arboré à Christiansborg, ils nous souhaitaient aussi la bienvenue. Sur le seuil d’une pauvre chaumière, un vieux marin à cheveux blancs nous apparut comme la personnification de ces sentimens que nous étions fiers d’inspirer. Revêtu de ses habits de fête à demi neufs, montrant à sa boutonnière la croix d’argent que porte également le souverain, il se tenait droit comme pour passer une inspection, et nous saluait comme autant d’amiraux. Nous lui rendîmes ses saluts avec un véritable attendrissement. Deux d’entre nous descendirent de voiture, et, quoique bien pourvus d’allumettes, lui demandèrent du feu pour leurs cigares. Ce fut un bon mouvement qui a donné, j’en suis sûr, à ce brave invalide un souvenir de joie pour le reste de ses jours.

Grâce à nos équipages, nous atteignîmes en moins d’une demi--

  1. Le paysan dans ce pays est presque toujours propriétaire et relativement riche. Il met son principal orgueil à avoir d’excellens chevaux et une jolie voiture.