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sûr qu’à ses yeux je vaudrai 3,000 thalers de plus entre frères. »

Malheureusement ce n’était pas seulement avec Goethe qu’il se livrait à des libations, c’était aussi avec le corps des officiers, et il garda toujours de cette compagnie, s’il faut en croire Henriette Herz, « une sorte de ton de corps de garde qui pourtant, loin de le rendre désagréable, donnait à ses manières un certain cachet d’originalité. » Rien de plus bizarre que ce corps des officiers prussiens avec sa gloriole, sa gallomanie, son langage moitié français, moitié berlinois, ses allures à la fois rognes et élégantes, ses habitudes tapageuses et sa facilité de mœurs. « Le prince, dit un ami de Rahel, était pour ainsi dire le représentant idéal de ces officiers, qui à leur tour étaient les représentans les plus purs de l’esprit général de l’armée. Courageux jusqu’à la témérité, plus fier de sa personnalité que de son rang, et pourtant très fier d’être prince de Prusse, Louis-Ferdinand passait avec raison aux yeux des officiers de la garde pour l’idéal d’un héros juvénile et d’un soldat parfait. »

Au milieu de cette société qui l’adorait, l’ennui s’emparait bien des fois du prince, et dans le sein du plaisir il éprouvait le besoin de la vie du foyer. Souvent on le voyait fuir la bruyante compagnie de ses frères d’armes, les salons spirituels des dames à la mode, le cercle cérémonieux de la cour, pour aller se cacher dans une petite maison bourgeoise ou à son château de Schriecke, près de Magdebourg. Il était sûr d’y trouver la paix dans les bras d’une jeune femme qui s’était donnée à lui, à laquelle il s’était attaché, et qui l’avait rendu deux fois père. C’était la fille d’un fonctionnaire honorable ; elle avait reçu l’éducation brillante, mais un peu superficielle, qui était alors à la mode. Elle jouait du piano avec goût et avec âme, et elle savait diriger un petit ménage. La douce Henriette Fromm, qui ferait souvenir de Mlle de La Vallière, si au parfum de la violette ne se mêlait je ne sais quelle odeur de pot-au-feu, — la modeste Henriette exerçait sur le prince une influence calmante. Rahel, de son côté, réveillait en lui la nature meilleure, et le poussait vers une activité noble et digne. Malheureusement il rencontrait à ce moment même chez Mme de Grotthuiss la belle Pauline Wiesel, et éprouva bientôt pour cette femme irrésistible une passion profonde. Son cœur, qui était dévoré du besoin d’aimer et qui ne pouvait trouver en une seule personne la satisfaction de ce désir » allait être comblé ; il goûtait déjà l’amour idéal avec Rahel, Henriette lui procurait les douces jouissances de l’amour conjugal, il allait trouver chez Pauline tous les transports de l’amour violent et passionné.

Pauline César, la plus jolie et la moins cruelle des femmes de son temps, était la fille d’un fonctionnaire de Berlin, et sa jeunesse, — elle naquit en 1779, — coïncidait précisément avec l’époque où la corruption de la cour et de la bureaucratie atteignait les dernières