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tir aux pigeons obtient chaque jour sans se gêner. Sancta simplicitas ! dirait Méphisto, le maître-diable qui, sur tous ses confrères passés et présens, garde l’immense supériorité de ne point croire à sa diablerie, tandis que l’honnête Samiel y croit, lui, du fond de son âme, en vrai diable rural qu’il est et restera. Le Freyschütz, c’est la vie forestière allemande prise sur le fait ; à l’Opéra, tout le côté naïf et légendaire disparaît. On a, nous devons le reconnaître, fait du mieux qu’on pouvait pour qu’il en fût ainsi ; mais eût-on procédé avec une complète intelligence du sujet, l’inconvénient probablement serait le même, et les torts que la critique attribue à l’exécution viennent bien plutôt du manque absolu de proportions entre un opéra de genre comme le Freyschütz, et les conditions toutes somptuaires de l’Académie impériale, où la nécessité de faire grand s’impose au directeur en quelque sorte malgré lui.

Et d’abord, sans le dialogue parlé, il n’y a point de Freyschütz possible. Je défie que l’on me cite une pièce où la note et la lettre se marient plus étroitement ; c’est d’un bout à l’autre le mélodrame par excellence : témoin cette scène de la fonte des balles où le musicien a tiré un si curieux effet de l’entre-croisement de la musique et de la parole, et qui, à l’Opéra, représentée avec toute la pompe du tableau des nonnes dans Robert, perd ce que son caractère essentiellement familier avait de sinistre originalité. Au lieu d’agrandir les distances, il eût fallu au contraire les rapprocher. Ce décor, par son immensité, vous déconcerte, vous écrase ; et tout connaisseur, en voyant la toile se lever sur cet aménagement gigantesque, regrettera comme nous qu’un Weber nouveau, un Weber du présent et de l’avenir, ne se soit pas trouvé là pour composer une musique mieux appropriée à cette mise en scène, car l’ancienne musique assurément ne suffit plus ; les motifs semblent écourtés, sonnent creux, nombre d’effets cent fois admirés jusqu’alors passent inaperçus : l’appel des cors, par exemple, au moment où Max paraît sur la montagne, et dans le finale du dernier acte, après la superbe phrase en si, cette précieuse modulation amenant la reprise de l’air d’Agathe. Souvent même l’œuvre du machiniste, ne se contentant plus d’amoindrir l’œuvre du musicien, la supprime entièrement. Ainsi dans le texte de la partition le tableau de la Wolfschlucht se rattache au trio qui précède, comme le chœur des chasseurs se lie aux couplets d’Annette, par tout un système d’exquises transitions que l’oreille suit avec ravissement : à l’Opéra, toutes ces nuances sont perdues. Une simple toile de fond qu’on eût levée, sans retard, sans fracas, nous les eût conservées ; mais il fallait bâtir les décors, aménager les praticables, et l’on n’ignore point quelle histoire c’est de défaire au courant de l’action ces lourds morceaux d’architecture théâtrale. L’orchestre s’interrompt, un rideau tombe, et naturellement les conversations recommencent dans les loges. Nous voici rejetés hors de la pensée du maître, adieu le fil conducteur, un truc l’a brisé.