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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

fois l’introduction achevée, M. Widal entre dans un système de critique qui ne pouvait le mener à rien de curieux ni de nouveau. Il reprend successivement chaque satire, il en explique le sujet, il en traduit les morceaux les plus importans, et s’interrompt à chaque fois pour en faire ressortir la beauté. Ce procédé littéraire a beaucoup vieilli. C’est celui dont M. Tissot se servait, il y a quelque cinquante ans, au Collège de France, pour faire admirer Virgile à ses auditeurs ; je n’en connais pas qui soit plus propre à nous le faire détester. Il y a toujours quelque chose de déplaisant dans ces commentaires hyperboliques, et ce système d’admiration à outrance finit par impatienter les plus résignés. Il est assurément regrettable que M. Widal n’ait pas pensé qu’il y avait mieux à faire pour Juvénal que de l’analyser sans fin et de le louer sans mesure. Aujourd’hui on attend de celui qui veut parler du satirique latin autre chose que des observations littéraires. Certes l’écrivain et le poète sont intéressans à étudier, mais il importe bien plus de connaître ce que valent l’homme et le moraliste. Son talent n’a pas de contradicteurs, tandis qu’on hésite sur son caractère et qu’on discute la valeur de ses jugemens. La première question qu’on se pose quand on le lit, c’est de savoir quelle confiance on peut lui accorder, et s’il est digne de tenir en échec toutes les affirmations de l’histoire. C’est à cette question que je vais essayer de répondre.


I

Toutes les fois qu’un homme s’arroge le droit de faire le procès à son temps, il convient de le traiter comme on fait d’un témoin en justice ; pour savoir ce que vaut sa parole, il faut chercher ce qu’a été sa vie. L’autorité de ses reproches est-elle appuyée sur une conduite austère ? n’était-il pas disposé par sa naissance ou sa fortune à juger sévèrement ses contemporains, et, sous prétexte de défendre la cause de la morale et de la vertu, ne vengeait-il pas des injures privées ? La plupart de ces questions restent sans réponse

    cepter que quelques vers, omis par un copiste, puis écrits à la marge par un correcteur, aient été plus tard réintégrés dans le texte plus haut ou plus bas qu’il ne fallait ; mais il est impossible d’admettre que le lendemain même de la mort d’un écrivain il y ait eu un arrangeur, ou plutôt un dérangeur, qui se soit fait un jeu de détruire l’économie régulière d’un ouvrage pour y substituer le désordre. Ce qui rend la chose plus improbable ici, c’est que cet arrangeur qu’imagine M. Ribbeck n’était pas un sot, puisqu’il lui attribue les admirables morceaux de la Xe et de la XIIIe satire. Je ne comprends pas que M. Widal, qui discute assez vivement les opinions de M. Ribbeck dans son introduction, accepte en détail dans le texte de son ouvrage presque toutes les réformes qu’il propose. Ces réformes n’ont pas fait fortune en Allemagne, et je ne vois pas que les maîtres de la science, les Madvig, les Haupt, les Otto Jahn, les aient admises.