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comme en buvaient Helvidius et Thraséa, couronnés de fleurs, pour célébrer la fête des deux Brutus », — « les beaux vers, s’écrie aussitôt Lemaire, et comme on y voit qu’il aimait la liberté et qu’il détestait la tyrannie ! » — « C’était un Romain de la vieille roche », ajoute à son tour M. Widal. C’était simplement un railleur qui n’était pas fâché de nous dire en passant que ces républicains terribles buvaient parfois d’excellent vin, et il faut en vérité beaucoup de complaisance pour voir dans cette boutade une profession de foi[1]. Je n’attache pas beaucoup plus d’importance aux éloges qu’il donne partout au passé. C’était l’usage alors ; tous les moralistes sont pleins de ces regrets de l’ancien temps, et les empereurs eux-mêmes, quand ils voulaient faire dans leurs édits quelque réprimande vertueuse à leurs sujets, ne manquaient pas de citer avec attendrissement les exemples des Fabricius et des Cincinnatus. C’est dans le même sens que Juvénal parle de la vieille république ; il en rappelle volontiers les vertus, il admire chez elle l’honnêteté des mœurs, la pauvreté des ameublemens, la frugalité des repas. Au luxe de son temps, à tous ces raffinemens de bien-être et d’élégance sans lesquels on ne peut plus vivre, il est heureux d’opposer le tableau d’une famille antique, ces enfans demi-nus qui se roulent dans la poussière, ce mari fatigué des travaux du jour qui se gorge de glands dans un coin, et auprès de lui sa femme, souvent plus sauvage que lui, qui abreuve ses fils à sa mamelle. « Cette dame-là, vous ne lui ressemblez guère, ô Cynthia ! non plus que vous, ô Lesbie, vous qui pour pleurer un moineau avez compromis le doux éclat de vos yeux ! » C’est donc plutôt en moraliste qu’en politique que Juvénal parle du passé, et il a l’air de regretter bien plus les vertus antiques que l’ancien gouvernement. Il n’a parlé du gouvernement républicain qu’une fois et avec une singulière légèreté : « Depuis que nous ne vendons plus notre voix à personne », dit-il ; cela signifie : depuis que nous avons cessé d’être libres et d’élire nos magistrats. Cette phrase railleuse n’indique pas, il faut l’avouer, un regret bien profond de la république.

Il est vrai que, si Juvénal ne laisse pas trop voir ses préférences, en revanche il ne dissimule point ses haines. On sait de quelle manière cruelle il a traité tous les princes qui ont gouverné Rome depuis Auguste. N’est-ce pas un indice assuré de ses opinions politiques, et n’est-on pas en droit d’en conclure qu’un homme qui dit tant de mal des empereurs est un ennemi décidé de l’empire ? Cette

  1. Il ne faut pas oublier que ce n’était pas un crime à la cour de Trajan d’honorer la mémoire de ces héros de la république. Pline raconte que Titinius Capito ne se gênait pas pour avoir chez lui les images de Brutus, de Cassius et de Caton, et qu’il composait des vers en leur honneur.