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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

ajoute : « Tout ce que je viens de dire n’est que la moindre partie des crimes qu’on défère tous les jours à Gallicus ». Or ce Gallicus, nous le connaissons ; c’était un préfet de Rome sons Domitien. Nous pensions que Juvénal parlait de son temps, cette petite phrase vient à propos nous détromper. Les contemporains de Trajan et d’Hadrien ne pourront pas se plaindre, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit : le poète nous a brusquement jetés un quart de siècle en arrière. L’artifice est encore plus visible dans la satire contre la noblesse. Au milieu d’un développement, il s’interrompt sans motif pour nous dire : « À qui donc en ai-je à ce moment ? C’est avec toi que je veux parler, Bubellius Plautus ». Les commentateurs sont assez surpris de cette brusque apostrophe, et, comme c’est leur usage, ils l’admirent beaucoup faute de pouvoir l’expliquer. Elle me rappelle tout à fait ce mot du bonhomme Chrysale dans les Femmes savantes : « C’est à vous que je parle, ma sœur ». La situation est la même : Chrysale, décidé à faire un éclat, mais toujours tremblant devant sa femme, voudrait bien lui persuader qu’il ne s’adresse qu’à Bélise. Juvénal, qui se souvient tout d’un coup que les grands seigneurs sont puissans et qu’il peut être dangereux de le prendre de trop haut avec eux, a soin de se choisir un interlocuteur commode et dont il n’ait rien à redouter. Comme Plautus est mort depuis cinquante ans, il n’y a pas à craindre qu’il se fâche, et voilà pourquoi il le prend si résolument à partie. En réalité, c’est à ses contemporains qu’il veut parler, c’est de son époque qu’il est mécontent. Les allusions au temps présent abondent dans ses vers, et il y est sans cesse question de personnages vivans[1]. Les vices qu’il attaque sont ceux qu’il voit ou croit voir autour de lui. Quand il se demande si jamais aucun siècle fut plus fertile en crimes, quand il dit : « La postérité n’ajoutera rien à nos dépravations ; je défie nos descendans de trouver du nouveau, le vice est à son comble, et il ne peut que baisser », il n’y a pas à en douter, c’est de son siècle qu’il se plaint, c’est la société au milieu de laquelle il vit qui lui semble si corrompue, et s’il n’a dit nulle part son opinion sur les empereurs qui régnent alors, c’est qu’il n’ose pas le faire ; mais on voit bien à la façon dont il blâme leur temps et dont il parle de leurs actes, aux demi-mots qu’il laisse échapper et aux réticences qu’il s’impose, qu’il ne les met pas beaucoup au-dessus de leurs prédécesseurs.

Parmi ces empereurs se trouve Trajan ; il est clair que Trajan lui-même n’a pas désarmé la colère de Juvénal, et que le poète n’a pris aucune part à ces acclamations qui saluaient, selon l’expression de

  1. Borghesi, dans ses Annotazioni a Giovenale (Œuvres, t. V, p. 509), a relevé quelques-unes de ces allusions.