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sportule coulait à flots, où les cliens étaient toujours bien accueillis le matin et souvent reçus le soir à la table du maître ! Quels grands hommes que les Cotta, les Pison, les Messala ! « Ils mettaient la gloire de donner bien au-dessus de celle qui leur venait de leur naissance et de leurs triomphes ! » Ce n’est pas de ses beaux ouvrages qu’il faut féliciter Sénèque ; on doit l’admirer surtout « parce qu’il envoyait souvent des cadeaux à ses cliens pauvres ». Fidèle à ses principes, Juvénal n’entrevoit aucun autre avenir pour les gens de lettres que d’être protégés par les grands seigneurs. Comme en général « la muse adorée donne plus de génie que de vêtemens », il faut bien trouver quelqu’un qui vous nourrisse et vous couvre. Malheureusement il n’y a plus de Mécènes. « Où sont les Proculéius, les Fabius ? Cotta et Lentulus n’ont pas de successeurs ». Les lettres ne peuvent plus rien espérer des gens riches. Quelques-uns d’entre eux se sont avisés de se faire poètes, et quand on leur dédie un bel ouvrage, au lieu de répondre comme il convient en argent comptant, ils s’empressent de payer en vers. Les autres se ruinent en fantaisies coûteuses ; ils construisent des villas et des portiques, ils dépensent leur fortune avec des femmes à la mode ou entretiennent chez eux des lions apprivoisés, « comme si, après tout, un lion ne coûtait pas plus à nourrir qu’un poète ». Que faire et à qui s’adresser ? Juvénal n’hésite pas ; si les riches ferment leur bourse, il tendra résolument la main à l’empereur. « L’empereur, dit-il, tel est l’unique espoir des lettres aujourd’hui, et leur seule raison d’être ». Du reste cette démarche ne paraît pas lui coûter, et l’on ne peut pas dire qu’il s’y résigne de mauvaise grâce. Au contraire, quand il excite les jeunes poètes à profiter de la protection impériale, il a comme un air de triomphe. « Courage, leur dit-il, César vous regarde et vous aime ; sa bonté souveraine ne cherche qu’une occasion de s’exercer ». Voilà pourtant celui qui paraît être quelquefois un implacable ennemi de l’empire, celui qu’on nous dépeint « comme la vieille âme libre des républiques mortes ! » En réalité, il se soucie aussi peu de l’empire que de la république. Ces cliens misérables, ces littérateurs affamés dont il s’est fait l’interprète, ne portaient pas leur vue si haut. Comme ils ne trouvaient pas de sort plus souhaitable que de vivre ; des libéralités d’autrui, la société la plus parfaite leur semblait celle où ces libéralités seraient le plus abondantes. C’était leur idéal, et Juvénal le plus souvent ne paraît pas en avoir d’autre. Ce n’est donc pas au nom d’une opinion politique qu’il s’est montré quelquefois si dur pour les Césars. Sa colère était non pas l’effet d’un système raisonné, mais d’un tempérament chagrin. Il était, comme je l’ai fait voir, de ces gens aigris par la vie, que le sort a placés dans des situations irrégulières, qui, trom-