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on lui notifie un nouvel arrêté d’expulsion qu’on n’exécute pas, car le malheureux promet de ne plus mendier. Il a tenu parole : il ne tend pas la main, mais il accepte tout ce qu’on met dedans. En somme, est-ce un impotent qui ne peut travailler et qui rigoureusement est excusable de s’adresser à la commisération publique ? Nullement. Il est tailleur de son état, et assez habile même ; il a deux bons bras, deux bonnes mains, mais il trouve plus lucratif et moins pénible d’aller geindre dans les rues et de duper les âmes charitables.

C’est le cas de répéter la vieille citation : ab uno disce omnes. Si je me suis si minutieusement étendu sur cette espèce, ainsi que l’on dit en langage administratif, c’est que, sauf les détails particuliers, elle se reproduit presque invariablement. On peut affirmer d’une manière générale qu’il n’y a pas un mendiant sur cent qui soit digne d’intérêt. Du reste, ils ne savent pas pourquoi on les poursuit, et il est très difficile, sinon impossible, de leur faire comprendre qu’ils commettent un délit prévu et réprimé par la loi. Tout le monde a remarqué qu’aux heures des repas militaires les casernes sont entourées par des gens déguenillés auxquels les troupiers compatissans donnent le trop-plein de leur gamelle, mais on ne croirait pas que cela est considéré comme une sorte de profession. Un mendiant, arrêté en flagrant délit et interrogé par le commissaire de police sur ses moyens d’existence, répondit : « Je vais manger aux casernes. » Le mendiant est rarement un vagabond ; ce n’est pas lui qu’on découvre blotti derrière les tas de fagots des fours à plâtre, ou couché dans les conduites d’eau provisoirement déposées sur la voie publique ; en hiver du moins, il a une sorte de domicile où il va dormir moyennant quelques sous payés chaque soir. Il y a à Paris neuf garnis où les mendians simulant des infirmités vont se réfugier la nuit[1]. Comme dans les anciennes cours des miracles, ils y redeviennent parfois plus ingambes qu’on n’imaginerait. En été, quelques-uns ont un autre procédé, qu’ils partagent du reste avec beaucoup d’ouvriers pauvres ou très économes. Ils vont coucher hors Paris, à Asnières, à Bois-Colombe, dans ces affreuses petites campagnes qui sont aux portes des fortifications. Ils se glissent dans les jardins, s’y tapissent sous les arbres, s’abritent dans les massifs, et lorsque par hasard ils y rencontrent l’une de ces grottes factices chères aux bourgeois parisiens, ils ne se font pas faute d’y établir leur chambre à coucher.

Il est une catégorie qui est plus intéressante, car elle est frappée d’une infirmité cruelle dont cependant la belladone peut donner les

  1. Rue Traversière-Saint-Antoine, rue Blomet, rue Cambronne, rue de l’Oreillon, passage de l’Isly, faubourg du Temple, rue des Lyonnais, rue du Poirier, rue Maubuée.