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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/228

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REVUE DES DEUX MONDES.

Journal illustré de Londres, avaient été rencontrés le matin même à Kamakoura. Ils étaient partis de Yokohama quelques jours auparavant pour faire, comme disait Charles Wirgman, « des études de mœurs et de paysage. » Je savais ce que mon ami Charles entendait sous cette phrase sonore. « Faire des études de mœurs, » c’était pour lui s’installer dans une maison de thé, s’attabler là avec les premiers Japonais venus, faire venir des chanteuses et des danseuses, et passer le jour et la nuit à boire, à manger, à chanter, à rire, à émerveiller les indigènes par sa verve intarissable, par sa connaissance extraordinaire de la langue japonaise et de toutes les habitudes et coutumes nationales. Nul n’était mieux connu, plus populaire dans les maisons de thé de Yokohama et des environs que Charles Wirgman, l’ekakisan (le seigneur peintre), comme on l’appelait, et de tous les étrangers il était peut-être le seul qui ne portât jamais aucune arme. « Presque tous ceux que l’on a assassinés, disait-il, étaient armés. Je préfère me fier à mes jambes, si l’on voulait m’attaquer ; mais personne n’y songe, on me connaît partout où je vais. »

J’aurais hésité cependant à donner Wirgman comme cicerone à M. de Bonnay, pour qui le Japon était une terre tout à fait inconnue ; mais je savais que dans l’excursion qu’ils avaient entreprise ils seraient guidés, surveillés et en cas de besoin protégés par Felice Beato, l’artiste grec auquel on doit toutes les belles photographies que nous avons du Japon, et qui connaissait à fond, grâce à l’état qu’il exerçait, les moyens les plus sûrs et les plus commodes de voyager dans l’intérieur du pays. Je n’éprouvais donc aucune appréhension touchant la sécurité de mes amis, et je fis à peine attention lorsqu’on me dit que Wirgman avait été vu dessinant et de Bonnay se promenant dans la grande allée de Kamakoura. Quant à Beato, on le supposait enfermé quelque part dans sa chambre noire.

Mes amis venaient de me quitter ; je m’étais mis au lit, et j’étais à peine endormi lorsque j’entendis la porte de ma chambre à coucher s’ouvrir avec précaution. Je sautai à bas du lit, et je vis devant moi la figure bouleversée de mon domestique japonais, le vieux Také. Ma première impression fut qu’il venait m’avertir qu’un incendie avait éclaté dans le voisinage, accident des plus fréquens au commencement de l’hiver dans toutes les villes japonaises ; mais il s’agissait d’autre chose. À ma question : « pourquoi viens-tu m’éveiller si avant dans la nuit ? » il répondit : « Des officiers du gouverneur désirent vous parler ; on a assassiné deux étrangers. » Je dois faire remarquer que j’étais à cette époque chargé de la gérance d’un consulat à Yokohama, et qu’en cette qualité je recevais les communications directes du gouverneur.