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à Kamakoura avant le lever du soleil. En sortant de la cour, je fus accosté par M. de Brandt. Il avait comme moi reçu la nouvelle du double assassinat, et il partageait mes inquiétudes sur le sort de Wirgman et de Bonnay.

Lorsqu’il me vit à cheval, il devina sans peine où j’allais, et, sans me donner le temps de le lui demander, il m’offrit de m’accompagner. « Allez relancer les Japonais, dit-il, et venez me prendre en passant ; vous me trouverez tout prêt. » Les chevaux de l’escorte n’étaient pas encore sellés, je perdis dix minutes à presser les officiers, et je pressentis dès lors que j’aurais des difficultés avec eux. Tout près de leur écurie, M. de Brandt nous attendait ; sans perdre plus de temps, nous mîmes nos chevaux au trot, et, passant par la grande rue de Yokohama, nous sortîmes de la ville. Avant d’arriver au pont sur lequel on franchit le canal de ceinture, notre escorte nous faisait déjà défaut. Nous attendîmes un instant, et, invitant les officiers à presser le pas de leurs montures, nous repartîmes ; mais au bout de quelques centaines de mètres nos prétendus gardes du corps avaient de nouveau disparu. Nous étions alors à l’entrée de la grande plaine qui s’étend entre Yokohama et les collines de Kanasawa. La lune se montrait derrière nous, et le ciel s’était éclairci. « Il est inutile de s’occuper davantage de ces misérables poltrons, dit de Brandt, en parlant de l’escorte. Ils ont peur et nous feront perdre toute la nuit, si nous les attendons ; de plus ils ne nous seraient d’aucune utilité dans le cas peu probable d’une attaque, le mieux est de ne nous fier qu’à nous-mêmes. Nous connaissons le chemin, allons en avant sans perdre plus de temps ; parlez seulement au betto pour qu’il reste avec vous, car il fera nuit noire au milieu des collines, les chemins sont en mauvais état, et nous aurons besoin de sa lanterne. » J’appelai mon betto, que j’avais choisi avec soin parmi les meilleurs coureurs de Yokohama, et qui m’avait donné de nombreuses preuves de force et d’énergie. « Il faut rester à la tête des chevaux, lui dis-je, jusqu’à Kamakoura ; si tu le fais, tu auras un mois de gages pour récompense. » Le betto serra sa ceinture, frotta des deux mains ses longues jambes nues, sèches et nerveuses comme celles d’un cheval de course, et partit en bondissant sur le sol avec l’élasticité d’une bête fauve. Les chevaux, après avoir surmonté l’inquiétude qu’ils avaient montrée au début de la course nocturne, et comme s’ils partageaient notre impatience, s’appuyèrent plus fortement sur les rênes ; dressant leurs oreilles aux appels du betto, qui à chaque irrégularité de la route poussait un cri de : abonaï ! abonaï ! (gare ! gare !), ils partirent d’une bonne allure sur les talons de leur guide, dont la lanterne vacillante projetait une faible lumière.