Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était sur ce moyen extrême, sorte de coup d’état ou de dictature légale, et nullement sur un assentiment régulier de la diète, qu’avaient compté les Czartoryski et tout le parti anglo-russe. Ils se flattaient que l’envoyé français ferait la faute de provoquer lui-même, par ses agens connus, la rupture de la diète, et se promettaient de profiter de l’impatience causée par cette ingérence étrangère pour faire embrasser aisément l’idée d’une confédération. Le comte de Broglie comprit le jeu et n’eut garde d’y entrer. Bien loin de rien tenter pour s’opposer à la marche régulière de la diète, il repoussa avec une tranquillité affectée toutes les propositions de ce genre qui lui étaient faites par des officieux de différens partis, et qui n’étaient pas toutes désintéressées. « Cet air de tranquillité, écrivait-il, épargnera bien à sa majesté quelques milliers de ducats. » L’effet en fut plus heureux encore. Au bout de quelques jours, les Czartoryski, désespérant de lui voir prendre l’initiative et la responsabilité de la rupture, se résignèrent à la provoquer eux-mêmes par l’organe de quelques nonces de leurs affidés, qui firent mine de se détacher d’eux pour cette occasion. La protestation par laquelle ces dissidens interrompirent les opérations de la diète était rédigée dans des termes si outrageans pour le roi et pour ses ministres, que l’intention d’irriter le souverain par une violence calculée fut évidente pour tous les yeux perspicaces.

Effectivement, dès le lendemain de cette démarche inattendue, les meneurs du parti russe, feignant de prendre en main les intérêts du monarque offensé, vinrent lui proposer d’engager la noblesse dans une confédération dont le but serait de le défendre contre une injuste agression. Le roi n’ayant pas fait de résistance à un projet qui semblait tout en sa faveur, l’acte fut dressé, circula bientôt de rang en rang, et en peu de jours se couvrit de signatures. La plupart des sénateurs y accédèrent, et le grand-général, cédant à l’influence de sa jeune épouse ou séduit par l’espoir de plaire au roi, avait déjà promis son adhésion, ce qui d’un seul coup aurait mis au service de la confédération toutes les forces militaires de l’état.

Ce fut alors que le comte de Broglie crut devoir faire entrer en scène un des nouveaux amis que son active habileté avait su s’attacher. C’était un jeune gentilhomme du nom de Mokranowski, remarquable par la beauté de ses traits, sa haute taille, le feu de son caractère et l’impétuosité naturelle d’une rude éloquence. La vigueur de son corps égalait l’énergie de son âme; on disait qu’il pouvait abattre d’un seul coup de poing la tête d’un taureau et broyer dans ses doigts une baguette de fer; mais, aussi aimable qu’ardent, il excellait à plaire aux femmes autant qu’à effrayer les hommes, et il passait en ce moment pour offrir à la nouvelle comtesse Bra-