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LA PRINCESSE TARAKANOV.

l’impératrice Catherine II l’avait tenue enfermée au château de Schlusselbourg, à l’embouchure du lac Ladoga, dans une chambre souterraine que son époux, Pierre III, avait fait construire avec l’intention de l’y enfermer elle-même, projet qu’il était à la veille d’exécuter lorsqu’elle le prévint, on sait de quelle manière, en se débarrassant de lui. L’infortunée princesse languissait depuis deux années dans cette prison lors de la grande inondation de 1777, où elle trouva la mort. La Neva, grossie par les flots de la Baltique, que le vent du sud-ouest faisait refluer dans le fleuve, s’éleva de 10 pieds au-dessus de son niveau ordinaire, et ses eaux envahirent toute la partie inférieure de la forteresse.

Telle est la version généralement accréditée depuis près d’un siècle dans l’opinion publique et acceptée sans contradiction par la plupart des historiens. On la lit tout au long dans l’Histoire de Catherine II, publiée en 1798 par J. Castéra, on la trouve aussi répétée et amplifiée dans un ouvrage allemand intitulé les Favoris russes, par Helbig ; elle a passé de là dans les histoires de Russie et les biographies. Quoiqu’elle eût inspiré dès le début certains doutes à quelques esprits plus attentifs, elle subsistait néanmoins, grâce à l’obscurité qui enveloppait jusque dans les dernières années cet incident du règne de Catherine II, et qui laissait un libre champ aux fictions des romanciers comme à l’imagination peut-être plus féconde encore de la foule.

Ce récit n’offrait d’ailleurs à première vue rien d’invraisemblable. On sait que l’impératrice Élisabeth Pétrovna, fille de Pierre le Grand et de la belle servante livonienne, n’était pas plus réglée dans ses mœurs que ne l’avait été sa mère, Catherine Ire. Elle associait à une dévotion outrée tous les excès du dévergondage. Pour chasser les terreurs dont elle était obsédée, elle avait recours non-seulement à l’ivresse du plaisir en changeant d’amant presque chaque nuit, mais encore à l’ivresse du vin. Elle s’efforçait ensuite de réparer ses fautes par mille pratiques extravagantes, et s’abandonnait sans réserve aux superstitions les plus puériles. Elle ne s’était pas mariée de peur de se donner un maître ou du moins un surveillant incommode. À peine assise sur le trône, où elle avait été portée par une révolution, elle s’était empressée de récompenser, en les comblant de dignités et d’argent, ceux qui l’avaient aidée à renverser la régente Anne. Elle avait pris publiquement pour amant un grenadier des gardes, Alexis-Grégorievitch Rasumovski. Dans la première fureur de sa passion, elle l’avait fait en quelques semaines chambellan, chevalier de l’ordre de Saint-André, grand-veneur et comte ; puis elle lui avait donné le magnifique château d’Anitzkoi, qui, par une suite de circonstances bizarres, rendu plus tard au do-