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ment groupés près de la porte, attendant le reste de ma provision de chocolat que je leur ai distribué. Avec quelle joie ils coururent le montrer à leur mère ! Cela m’a rassérénée, et, devenue plus calme, je me suis dit que j’avais tort de craindre mes pensers. N’ai-je pas moi-même voulu rompre les liens qui me retenaient dans la maison paternelle, afin de jouir encore une fois de la vie et de la liberté, et dois-je me montrer indigne d’être libre ? Sans doute, je le sais, ce bonheur sera bien court ; mais n’est-ce pas une raison de plus pour en goûter le charme sans me laisser aller au découragement ?

L’hôtesse m’a raconté qu’un citoyen de Méran, encore dans la vigueur de l’âge, et qui n’avait jamais été malade, est mort ce matin subitement. Mon sort n’est-il pas plus enviable que le sien ? Certes c’est une bénédiction de ne pas être surpris par la mort comme cet homme, mais de la voir lentement venir, en sorte qu’on peut, les yeux fixés sur elle, apprendre encore à vivre. Je ne saurais avoir trop de reconnaissance pour notre vieux médecin, ce cher et paternel ami qui n’a pas voulu me cacher la vérité. Il a bien tenu la parole qu’il avait donnée à ma mère, sur son lit de mort, d’être toujours pour moi un ami véritable. Cette certitude remplit mon cœur d’une paix profonde ; seulement il s’en échappe un soupir quand je pense à l’âme inquiète et triste de mon pauvre père.

Bonne nuit, mon petit Ernest. Qui est-ce qui te couchera ce soir et te contera des histoires pour t’endormir ?

Le 6 octobre.

Depuis mon réveil ce matin, il s’est glissé dans mon esprit un doute qui m’oppresse. Comment ne m’est-il pas venu plus tôt ? J’étais si persuadée d’avoir bien agi ! Je savais que je ne manquerais à personne à la maison, que chacun des regards bienveillans dirigés sur moi par ma belle-mère causait à mon père une vive peine, que je ne pouvais d’ailleurs plus rien pour Ernest, puisqu’elle avait décidé de le mettre en pension, afin sans doute de ne plus le voir et de n’avoir plus à s’en occuper. Mon père pleura en m’embrassant pour la dernière fois, mais cela lui allégeait le cœur de me voir partir… Maintenant je me demande si je n’avais pas d’autres devoirs à remplir, s’il est permis, tant qu’on n’est pas devenu tout à fait incapable, de se croiser les bras et de passer tout l’hiver sans rien faire du tout. Quel droit ai-je d’être plus heureuse que des milliers d’autres qui, menacés comme moi d’une mort prochaine, doivent lutter sans relâche jusqu’à la dernière heure ?

Le 8 octobre.

La réponse que ma pauvre tête fatiguée ne pouvait me fournir avant-hier, je l’ai trouvée aujourd’hui. Je suis revenue de ma pre-