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peut augmenter éternellement. Ici-bas, nos meilleures jouissances ne sont-elles pas toujours entremêlées d’inquiétudes cruelles ou d’amères déceptions ? Pourquoi n’aurait-on pas le front serein en prenant congé d’un monde où la lumière la plus brillante produit les plus fortes ombres ?

J’aurais parlé longtemps sur ce thème, si tout à coup une réflexion n’était venue m’arrêter. Quelle impression mes paroles produisaient-elles sur mon compagnon muet ?… C’était une médecine bienfaisante pour moi, mais pour lui…, si sa nature n’était pas de force à la supporter…

Il demeura silencieux pendant dix minutes, puis avec une expression sérieuse, mais cordiale : — Vous avez parfaitement raison, dit-il, et la résignation avec laquelle vous envisagez votre sort me touche d’autant plus que vous m’inspirez un vif intérêt ; mais les destinées humaines sont diverses. Votre comparaison entre les malades et les militaires n’est pas très juste. Le soldat, qui campe dans la neige et peut faire des marches de douze lieues, possède une provision de vigueur et de sang suffisante pour le soutenir au jour de la lutte, et lorsque, blessé, il entend de son ambulance gronder le canon, certainement on l’excusera d’avoir un redoublement de fièvre. D’ailleurs l’homme n’est pas ici-bas seulement pour jouir, il a de plus une tâche à remplir. À celui qui n’a vécu que pour manquer à ses devoirs, la mort apparaît comme une faute nouvelle, plus grave que toutes les précédentes, parce qu’elle lui enlève tout espoir d’amendement et de réparation. Vous avez cru lire sur mes traits altérés que l’idée de la mort me glaçait de terreur, m’inspirait un sombre désespoir. Non, l’existence inutile que j’ai menée jusqu’à présent ne mérite aucun regret, comme elle ne me cause aucun remords, elle ne vaut pas même les efforts que je tente pour la prolonger. Mon passé me laissera mourir tranquille, ce n’était qu’une apparence de vie ; mais l’avenir que je rêvais, que j’ai compris et voulu conquérir alors que mes forces étaient à bout, voilà ce qui trouble ma quiétude et m’empêche de prendre congé de la vie avec la même sérénité que vous. J’ai dissipé les années de ma jeunesse dans des amusemens frivoles, que mon père, homme du monde et diplomate, ne désapprouvait point. Ce fut seulement lorsqu’une mort prématurée vint l’enlever que je compris la nécessité de choisir une carrière, de travailler à devenir un homme… Hélas ! c’était trop tard.

J’allais lui répondre quand une vieille femme vint nous offrir des roses. Il en prit un bouquet qu’il posa sur le banc. En cet instant, un monsieur s’approcha pour lui parler ; il se leva. Je partis de mon côté sans emporter le bouquet.

Je m’en repens. Pauvres roses ! qu’ont-elles fait pour qu’on ne