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pas une parole ; muets d’étonnement, nous restions immobiles sur nos selles, plongés dans l’extase. Sans l’impatience des mulets, qui sait si nous n’y serions pas encore ? Le mien, dans sa haute sagesse, secoua sa tête et ses longues oreilles, comme plein de compassion pour ces pauvres fous d’êtres humains qui demeuraient ainsi cloués dans un endroit où ne se trouvait pas la moindre pâture. Il jugea convenable de venir à notre aide en se remettant à marcher, et les autres suivirent. À midi, nous fîmes une halte au village de Schoenna pour nous rafraîchir. Nous étions tous deux fatigués et passablement affamés. Tandis que Morrik causait avec l’aubergiste, j’entrai dans la maison, je m’assis et restai quelques instans comme épuisée, les yeux à demi fermés. Le repos me remit promptement. Dans la chambre se trouvaient, près de la fenêtre, un jeune paysan et une jeune paysanne qui dînaient. Ils ne parurent pas faire attention à moi. Morrik vint me rejoindre, nous nous plaçâmes devant une table où l’on nous servit un modeste repas. Nous parlions de choses indifférentes, lorsque le paysan, quittant sa place, s’approcha de nous tenant son verre plein de vin.

— Avec la permission de votre seigneurie, qui n’y verra sans doute pas de mal, dit-il à Morrik, je voudrais trinquer avec mademoiselle, car nous sommes de vieilles connaissances.

Il but en me regardant avec bonhomie, et me tendit son verre. Je le pris, mais non sans crainte ; cet homme me semblait tout à fait inconnu, et sa figure avinée me donnait de l’inquiétude.

— Oui, oui, continua-t-il, le grand chapeau du garde-vignes et ma barbe de trois mois ne me faisaient pas aussi joli garçon que mes habits de fête ; mais si mademoiselle ne fut pas effrayée alors, elle doit l’être bien moins aujourd’hui qu’elle est avec monsieur son frère ou peut-être son fiancé…

— Nazi, dit la paysanne, que bavardes-tu là ? Mademoiselle n’a pas peur ; mais il est défendu aux malades de boire du vin, n’est-ce pas, vos seigneuries ? Ignace croit qu’on ne peut pas vivre sans vin. Oh ! c’est un rustre ! Voilà une heure que je le sermonne pour partir ; nous devons aller jusqu’à Méran, voyez-vous, pour nos fiançailles ; mais là où il y a du bon vin, il s’assied et reste assis jusqu’au soir, et, je vous le demande, quelle figure ferons-nous devant M. le doyen ?

— Eh bien ! quoi ? reprit le paysan, que je reconnus pour le garde qui m’avait si charitablement accompagnée aux ruines de Zéno, ne vois-tu pas. Lise, que leurs seigneuries prennent aussi du bon temps ? C’est toujours assez tôt pour se laisser gouverner, n’est-ce pas, monseigneur ? Les femmes sont si pressées de nous tenir en leur pouvoir ! Il est vrai que la demoiselle est bien gentille ; je