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Elle me regarda comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles. — Est-il possible ? s’écria-t-elle. Ne voyez-vous donc pas que cette démarche portera le dernier coup à votre réputation, déjà fort ébranlée ? Êtes-vous une vieille femme comme moi, qui peut se mettre au-dessus du qu’en dira-t-on ? Je crois, ma chère, que vous auriez vous-même besoin d’une garde.

— Je sais fort bien, répondis-je, ce que je dois faire et quelle responsabilité je puis prendre. Je reste ici. D’ailleurs, soyez sans inquiétude pour ma réputation ; je vous ai déjà dit que je me suis détachée du monde, et ne veux plus avoir d’autre juge que Dieu.

Elle se leva, prit son chapeau et dit : — Vous n’exigerez pas que je demeure un instant de plus avec une jeune personne dont les principes moraux sont si contraires aux miens, et que je légitime en quelque sorte par ma présence une relation qui me paraît condamnable à tous égards.

Nous échangeâmes des saluts silencieux, et lorsque la porte se ferma derrière elle, je sentis mon cœur soulagé d’un poids énorme. J’ouvris la fenêtre qui donne sur le balcon pour chasser l’odeur d’éther que la dame porte partout avec elle ; puis je me mis à passer en revue tous les objets que renfermait cette chambre, si comfortable en comparaison de la mienne : les beaux meubles, le secrétaire, les livres, le balcon, d’où l’on peut, en descendant quelques marches, aller se promener dans un joli jardin. J’entr’ouvris ensuite la porte du cabinet pour écouter si mon malade dormait encore.

— Marie, dit-il en voyant paraître ma tête, j’ai tout entendu. Vous êtes mon ange gardien ; c’est à vous que je dois le premier instant de repos dont j’aie joui depuis deux semaines.

— Dormez, lui répliquai-je, il ne faut pas causer. Soyez content et n’ayez que de bons rêves.

Il inclina sa tête, et ses yeux se refermèrent.

Après midi, le médecin est venu. Il a ri quand je lui ai raconté comment je m’étais installée. Morrik lui aurait-il parlé de moi ? J’ai de la peine à le croire ; mais il fut content d’apprendre que le malade avait dormi trois heures durant, et son pouls lui parut meilleur. Je le questionnai sur la marche de la maladie. — Le danger n’est pas encore passé, dit-il en secouant la tête.

À sept heures, je suis rentrée chez moi ; son domestique le veillera cette nuit. Je l’ai laissé dormant, il ne s’est pas même aperçu que je touchais sa main. Je vais dormir aussi pour être de bonne heure à mon poste. Depuis bien longtemps, je ne m’étais pas sentie tranquille comme ce soir. Pourvu que rien ne vienne plus se mettre entre nous !