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curité entre les bras et sur les épaules du bienheureux en extase ; mais cela ne lui suffit pas, il aspire à d’autres hauteurs, il veut escalader les étages inexplorés de l’infini où nul n’a encore atteint. Dès lors il appelle à son secours l’ivresse tournoyante de l’opium... Sa tête devient une féerie incessante. Tantôt il boit en songe tout l’océan, tantôt il se jette vivant, morceau par morceau, en pâture aux crocodiles. Ces vertiges et ces cauchemars sont entremêlés de joies calmes, de recueillemens délicieux, d’harmonies intérieures, de visions vaporeuses et charmantes; mais, tandis que, siégeant sur le trône céleste à la place de Dieu écroulé, il sent tour à tour s’éveiller en lui, s’endormir et se réveiller l’immensité, voilà que de l’abîme mal clos du passé sort tout à coup un être muet qu’il croit reconnaître. C’est l’amour d’autrefois, la femme adorée, qui revient prendre possession de ce cœur. Le fier égoïsme de l’ancien tueur de gazelles tombe pour ainsi dire d’un bloc, les enchantemens factices et les mirages de l’ivresse mystique se dissipent, le souvenir a eu raison du rêve; mais, en y regardant bien, ce fantôme du passé se présente transfiguré : ce n’est plus une femme, une créature humaine, c’est l’être aimé, l’idéal que l’étreinte terrestre et matérielle ne saisit pas, c’est « un marbre au doigt sur la lèvre, » et l’ascète de tout à l’heure qui voulait, à l’aide de l’opium, fondre Dieu en lui se fond maintenant et s’anéantit lui-même en Dieu; — il devient, selon l’idéal de l’Orient, «rien » en Dieu.

Tel est le poème de M. Renaud. Il marque, comme nous le disions, toutes les différentes phases par où passe fatalement l’imagination des Orientaux : épuiser la vie pour arriver « hors de la vie. » Le style de l’auteur est généralement net et vigoureux; M. Renaud a su éviter les couleurs trop empourprées et tamiser doucement pour nos yeux d’Européens l’éclatante lumière des pays où le soleil se lève. Le livre des Nuits persanes, que nous nous sommes attaché à faire connaître en détail, n’est assurément pas une de ces productions puissantes et originales qui mettent un poète hors de pair; ce n’est qu’une œuvre d’imitation bien venue, et, pris dans son ensemble, un succès d’habile versification. Cet effort néanmoins n’a pu que rendre service à M. Renaud en le rompant aux procédés poétiques les plus délicats, et surtout en le forçant de descendre par une analyse minutieuse dans les profondeurs les plus intimes de l’âme humaine. Qu’il revienne maintenant au monde occidental, qu’il cherche parmi nous, dans les passions et les réalités de la vie présente, une veine large, féconde, et, s’il est possible, nouvelle.


J. GOURDAULT.


G. BULOZ.