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LA VRAIE ET LA FAUSSE DÉMOCRATIE.

de quarante ans, dans cette grande république que l’on nous cite si justement d’ailleurs comme le type de la démocratie pure. Ce profond observateur rapportait de son voyage d’expérimentation politique aux États-Unis un témoignage singulier sur la rareté du mérite chez les gouvernans, lorsqu’il est si fréquent parmi les gouvernés. C’était un fait constant dès ce temps-là, mais il paraît confirmé aujourd’hui, que les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, même à la représentation nationale. Avec une autorité égale, M. Stuart Mill déclare, sur les témoignages les plus positifs, que dans la démocratie américaine les membres très cultivés de la communauté, excepté ceux d’entre eux qui sont disposés à sacrifier leurs opinions et à devenir les organes serviles de leurs inférieurs en savoir, ne se présentent même pas au congrès ou aux législatures d’état, tant ils sont certains qu’ils n’ont aucune chance d’être nommés. « La vie politique en Amérique est certes une école bien précieuse ; mais c’est une école où les professeurs les plus habiles sont exclus de la représentation nationale et des fonctions publiques en général, tout comme s’ils étaient sous le coup d’une incapacité légale. En outre, le peuple étant en Amérique l’unique source du pouvoir, c’est vers lui que se tourne toute ambition égoïste, de même que dans les pays despotiques elle se tourne vers le monarque. Le peuple, comme le despote, est accablé d’adulation et de flatterie[1]. »

Il y a là plus d’une leçon à notre adresse, et dont il serait sage de faire notre profit. Déjà nous avons senti chez nous les signes avant-coureurs de ce mal démocratique ; nous avons vu parmi nous ces courtisans du peuple, aussi dangereux que ceux du despotisme, édifier sur les plus basses adulations leur fortune politique ; Nous avons vu des esprits distingués incliner devant les caprices et les violences de ce fantasque souverain leur supériorité intellectuelle, abaisser leur caractère pour obtenir un mandat, tout prêts, eux aussi, à sacrifier leur manière de penser à la déraison de leurs commettons. Nous n’avons pas été loin de voir triompher dans certains groupes la théorie dégradante du mandat impératif. En revanche, combien d’esprits cultivés et de caractères fiers se sont écartés avec dégoût de cette arène livrée à des concurrences inférieures ! Combien n’en avons-nous pas vu renoncer à la politique, but de leur légitime ambition, plutôt que d’accepter cette dépendance humiliante et de se faire, selon la forte expression de M. Stuart Mill, les organes serviles de leurs inférieurs en savoir et en raison ! Qu’on y prenne garde, c’est, l’un des symptômes les plus fâcheux d’un état démo-

  1. Stuart Mill, Le Gouvernement représentatif, p, 173-194, traduction de M. Dupont-White.