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une confiance inébranlable. Jamais, à son avis, la situation n’avait été meilleure ; elle trouvait que le moment était venu de se déclarer et d’agir. Comme elle ignorait que la paix de Kaïnardji avait été conclue avec l’autorisation du sultan, elle ne doutait pas que celui-ci ne fût heureux d’avoir un prétexte pour ne pas la ratifier, et ce prétexte, elle prétendait le lui fournir en faisant connaître ses droits et l’usurpation de Catherine. Pougatchef n’était pas encore vaincu, et il ne serait pas facile d’en avoir raison. Il était retiré avec les siens dans des Montagues où nulle armée régulière ne pouvait le poursuivre, et d’où il sortait, le fer et la torche à la main, pour porter l’épouvante dans les châteaux et ranimer l’espoir au cœur des paysans. Pour peu que le sultan lui fournît quelque secours, Catherine serait forcée de rappeler son armée du Danube, et c’est ce que le sultan ne pourrait manquer de faire sans trahir ses propres intérêts, lorsqu’elle l’aurait informé que Pougatchef était en effet le prince Tarakanov, son frère. Elle remit sur-le-champ à Radzivil une lettre qu’elle le priait de faire parvenir au sultan.

Radzivil parut surpris de cette parenté dont elle ne lui avait jamais parlé, et sa surprise était bien naturelle. Les gazettes, parmi tout ce qu’elles racontaient de Pougatchef, ne disaient point qu’il voulût se faire passer pour un fils d’Élisabeth. On savait au contraire qu’il se donnait pour Pierre III, avec lequel sa figure offrait une ressemblance extraordinaire, et qu’il avait fait frapper des roubles à l’effigie de cet empereur avec cette légende : Redivivus et ultor. La princesse répondit sans manifester le moindre trouble à cette objection, qu’ayant à soulever des paysans grossiers, Pougatchef n’avait point voulu leur révéler des faits de nature à compromettre dans ces esprits ignorans et naïfs l’honneur de l’impératrice Élisabeth, et qu’au lieu de leur expliquer des droits qu’ils n’auraient pas compris sans peine, il avait mieux aimé prendre un nom et un titre qui leur étaient familiers. Il est vrai que le testament d’Élisabeth Pétrovna, qu’elle avait communiqué au prince, se taisait sur ce fils ; mais ce silence s’expliquait par des raisons de la plus haute gravité, dont elle était prête à lui donner connaissance.

L’histoire de la princesse, racontée sur le ton de l’enthousiasme dans les lettres des officiers français qui se trouvaient à Raguse, commençait à circuler dans les salons de Paris, et y piquait vivement la curiosité. Le duc de La Rochefoucauld et le comte de Bussy, se rendant en Allemagne, passèrent par Oberstein, où le prince de Limbourg se morfondait dans la solitude. Ils lui parlèrent de la princesse. Informé comme il l’était alors de son intrigue avec l’inconnu de Musshach, se laissa-t-il aller, dans l’amertume de son dépit, à des confidences irréfléchies, ou bien en apprit-il à ses visi-