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EXPLORATION DU MÉKONG.

désœuvrés, avisa celui qui, à en juger par l’élégance de ses habits, paraissait être le plus riche, s’élança sur lui, et, l’ayant saisi par la queue tandis que tous ses compagnons fuyaient, le traîna à travers toute la ville jusqu’au palais du mandarin. Durant le trajet, les parens et les amis du coupable venaient discrètement offrir d’acheter sa délivrance. Notre compatriote aurait pu ce jour-là faire de très bonnes affaires. Il préféra répondre à toutes les propositions par des coups de fouet, auxquels le mandarin voulut bien faire ajouter sur-le-champ et en place publique une solennelle bastonnade. Cela s’était passé au Yunan, où les mandarins militaires, jouissant, en raison de l’état de la province, d’une véritable suprématie, nous ont généralement, comme on a pu le voir, donné des marques de bienveillance. Nous allions rencontrer au contraire chez les lettrés qui gouvernent les régions pacifiées de l’empire des dispositions différentes, dispositions dont l’impunité laissée à Souitcheou-fou aux perturbateurs était un inquiétant symptôme. Il est facile de s’expliquer d’ailleurs d’où nous venaient et la faveur des généraux et l’hostilité des préfets.

La profession des armes, que l’on peut regretter de voir placée trop haut dans l’estime de certains peuples de l’Occident, est assurément placée trop bas dans celle de la nation chinoise. Depuis l’invasion tartare, les empereurs mantchoux, portés au trône par leurs soldats, ne pouvaient manquer de travailler, par politique et par reconnaissance, à rendre quelque prestige à l’état militaire. On peut dire qu’ils ont échoué contre la ligue des lettrés coalisés pour maintenir leurs privilèges, et que l’opinion publique a conservé sur ce point-là ses préjugés traditionnels et ses philosophiques dédains. Conquérir ses conquérans, tel a toujours été en effet le grand art de la Chine, comme il fut celui de la Grèce. Si les huit bannières tartares réunissent autour d’elles des soldats auxquels on ne peut refuser une certaine valeur relative, le reste de l’armée chinoise est formé de gens sans aveu qui rappellent, sauf le courage, nos anciens routiers brabançons. Les officiers, élevés au-dessus de leurs soldats par les examens qu’ils subissent, ne trouvent cependant dans ces épreuves, réduites aux simples proportions d’examens professionnels, qu’un droit restreint à la considération publique. De mœurs souvent grossières, ils ont ordinairement l’esprit modeste ; peu familiers avec les livres classiques, ils n’ont pas le culte du passé ; ils sont dépourvus de savoir, mais ils y gagnent d’être exempts de prétentions. Ils reconnaissent volontiers la supériorité des Européens dans l’art de la guerre aussi bien que l’excellence de leurs armes, et s’aperçoivent qu’en somme ils n’ont personnellement rien à perdre dans l’ouverture de l’empire aux étrangers. De là cette sympathie mêlée de respect que nous ont témoignée les mandarins mili-