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dans la rue, le revolver à la main ; la surprise ouvrait les rangs pressés de la multitude, qui se refermaient derrière eux. Les vociférations, un instant calmées, redoublèrent et les poursuivirent jusqu’au port. Ils trouvèrent là nos hommes, qui avaient eu le sang-froid de ne pas tirer, le courage de descendre à terre et d’amener un prisonnier à bord de la jonque. Ce prisonnier, les mains liées derrière le dos, fut traîné jusqu’à l’auberge, au milieu de la plus formidable agglomération d’hommes que j’aie jamais vue, sans trouver un seul défenseur qui tentât de l’arracher aux mains de trois Européens résolus, Pour le dire en passant, ce simple fait m’a singulièrement facilité l’intelligence de toute la guerre de Chine. Quant au captif, le préfet de la ville se hâta de le faire réclamer en nous promettant qu’il serait puni ; nous le laissâmes aller, la cangue au cou, bien convaincus d’ailleurs qu’à peine hors de notre présence il serait libéré et probablement félicité. À la tombée de la nuit, des chaises à porteurs vinrent se ranger devant l’auberge où nous logions. Elles nous étaient envoyées par le vicaire apostolique du Setchuen oriental, au yamen duquel nous parvînmes dans la soirée, après avoir incognito traversé toute la ville. Dans cette vaste résidence, composée, comme celle des grands mandarins chinois, de nombreux édifices séparés par des cours immenses et closes, nous trouvâmes le repos et, ce qui avait encore plus de prix à nos yeux, une hospitalité charmante. Sous le costume chinois, le père Favent a conservé toute sa bonhomie native, et M. Desflèches, l’évêque du Setchuen, toute la vivacité de l’esprit français[1]. Nous étions très disposés à juger sévèrement les Chinois, et c’était avec un plaisir secret que nous entendions ces deux hommes, portés cependant à l’indulgence, dresser tout en causant l’acte d’accusation de cette race pervertie.

Tchon-king, située, comme Souitcheou-fou, au confluent du fleuve et d’une rivière navigable pendant plusieurs jours, est un vaste entrepôt de toutes les marchandises qui remontent le Yang-tse-kiang ou descendent du Setchuen vers Shang-haï. La consommation et la production locales à elles seules donneraient lieu à un mouvement commercial très important. Depuis l’ouverture des ports aux Européens, ce mouvement s’est notablement accru. Le prix de certaines denrées nécessaires s’est élevé dans des proportions énormes[2], et celles-ci ne sont plus que difficilement acces-

  1. Ce prélat est actuellement à Rome. Il s’est joint à beaucoup de ses confrères pour attester que l’infaillibilité d’un seul serait plus facilement acceptée des populations qu’il instruit que l’infaillibilité d’une assemblée. La définition projetée ne saurait en effet effrayer les Asiatiques ; il suffit de les connaître pour en demeurer convaincu. — Quant à la liberté des cultes, nous nous plaisons à croire qu’elle trouvera dans les vicaires apostoliques au sein du concile des défenseurs énergiques et bien pourvus d’argumens.
  2. Par exemple, l’huile qui sert à vernir, et dont on imprègne l’étoupe dans la construction des barques, se vendait autrefois 20 sapèques la livres elle coûte aujourd’hui 100 sapèques.