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EXPLORATION DU MÉKONG.

stérile pour notre pays, et dont il appartiendrait à d’autres que lui de tirer les conséquences ? Grâce à Dieu, la première heure de notre séjour à Hankao dissipa ces angoisses. Non-seulement notre base d’opérations dans cette partie du monde, la Cochinchine, n’était pas désertée par notre drapeau, mais telle était la confiance qu’inspirait l’avenir de la colonie, que le gouverneur avait pu, malgré les complications européennes amenées par les affaires d’Allemagne, en augmenter du double le territoire, sans créer même un embarras à la France, qui, dans le moment où s’était accomplie la pacifique conquête de trois provinces nouvelles, se serait difficilement dessaisie d’un bataillon. Cet événement considérable aiguisait en nous l’envie d’arriver à Saïgon, dans cette ville française où l’on avait salué notre départ comme un gage de prospérité future, et où tant de mains amies allaient bientôt serrer les nôtres ; mais nous avions encore, avant de pénétrer dans le Donaï, à sortir du Yang-tse, à traverser une partie de la Mer-Jaune et toute la mer de Chine.

Nous montâmes à bord de l’un de ces steamers américains qui relient Hankao à Shang-haï. En mettant le pied sur cet immense navire, l’émotion et l’admiration envahirent mon âme, j’éprouvai tous les sentimens qu’inspire aux barbares la première apparition de ces masses flottantes, sans rames et sans voiles, poussées en avant par les seuls battemens d’un cœur de feu. À peine avions-nous retrouvé cette première merveille de la civilisation, que nous nous heurtions aux premiers préjugés des hommes civilisés. Nous étions les seuls Européens passagers. Un grand nombre de cabines des premières catégories demeuraient inoccupées. Les Chinois au contraire, parqués dans une sorte de ghetto, étaient entassés les uns sur les autres. Les principes qui maintiennent à bord de ces bâtimens de commerce une séparation absolue entre les races sont à ce point inflexibles que nos Tagals et nos Annamites furent, malgré nos réclamations, séquestrés comme des lépreux. Élevés au niveau des plus dignes par deux années d’abnégation, de souffrances et de périls, ils sentirent amèrement l’outrage que leur infligeait le rigorisme superbe d’un capitaine anglo-saxon.

Tout entier au plaisir d’être seul dans une cabine et d’avoir un lit muni de draps, absorbé par toutes les jouissances nouvelles que chacun de mes mouvemens faisait en quelque sorte éclore en moi, je laissai pendant longtemps s’enfuir les rives du Yang-tse sans songer à monter sur le pont. Nous fîmes halte en face de Kiou-kiang, seconde station du commerce européen, placée non loin de l’embouchure du grand lac Poyang. Là encore, le long d’un quai tiré au cordeau, s’alignent de luxueux hôtels dont la solidité et les belles proportions ont dû faire réfléchir les architectes indigènes sur l’infériorité attribuée aux Occidentaux dans les arts de la paix.