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EXPLORATION DU MÉKONG.

dent amour de leur pays inspire une éloquente tristesse, la France avec ses 40 millions d’habitans ne sera plus qu’une école de casuistes politiques où les maîtres de l’univers viendront entendre de beaux discours sur la souveraineté du peuple. « La Chine sera, selon toute probabilité, pour l’Australie ce que l’Inde a été pour l’Angleterre, et si l’Angleterre s’éclipsait un jour, il n’est pas moins probable que son empire de l’Inde tomberait encore aux mains de l’Australie ; mais laissons de côté toutes ces conjectures, bien qu’elles s’imposent à l’esprit avec tous les caractères de la vérité, et bornons-nous à tirer des faits aujourd’hui constans la seule conclusion qui nous intéresse : que ce soit l’Australie ou les États-Unis qui l’emportent un jour dans les mers de la Chine, de l’Inde et du Japon, que l’Angleterre y conserve longtemps son empire ou qu’elle y cède le pas aux deux jeunes rivales sorties de son propre sein, nos enfans n’en sont pas moins assurés de voir la race anglo-saxonne maîtresse de l’Océanie comme de l’Amérique et de toutes les parties de l’extrême Orient qui peuvent être dominées, exploitées ou influencées par la possession de la mer. Quand les choses en seront à ce point (et c’est beaucoup de dire qu’il faudra pour cela deux siècles), pourra-t-on éviter de confesser d’un bout à l’autre du globe que le monde est anglo-saxon[1]. ? »

Avec leur climat énervant qui confine les Européens dans le domaine des opérations commerciales, et leur défend, sous peine de mort, de travailler et de produire, nos provinces annamites sont plutôt un comptoir qu’une colonie proprement dite ; mais l’Inde aussi est un comptoir, et elle n’est pas inutile à la grandeur de l’Angleterre. D’ailleurs il s’ouvre de Saigon, par-delà les montagnes du Tonkin, sur des pays fertiles et salubres comme la Chine occidentale et le Thibet, des perspectives pleines de profondeur et d’attrait. La fortune, qui nous a fait si souvent payer dans nos colonies par des trahisons persistantes ses faveurs d’un jour, semble devenue moins cruelle. La Louisiane et le Canada nous ont, à deux époques néfastes pour notre puissance maritime, échappé malgré l’effort de nos armes ; la Cochinchine au contraire a vécu, elle a prospéré en dépit de toutes les hésitations de la métropole. L’on peut dire que de toutes nos entreprises au dehors, celle-là a été la moins calculée et la plus heureuse, la plus dédaignée et la plus féconde, la plus obscure et la plus utile, c’est l’œuvre de notre fortune plus que de notre volonté.


L.-M. de Carné.
  1. La France nouvelle, par M. Prevost-Paradol.