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lieu d’un monde de convention et de préjugés, l’homme éprouve le besoin de se retremper au contact de la nature, qui est toujours vraie, et de même que le grand jour de la raison le pousse à chercher avidement les coins obscurs où le besoin de croire puisse s’épanouir à l’aise, le raffinement d’une existence factice le fait fuir jusque dans les chalets du pâtre suisse ou parmi les Peaux-Rouges d’Amérique. Ce n’est point un simple accident si à Rome comme à Alexandrie, en Italie comme en France, l’idylle et la pastorale ne se sont produites qu’au moment où tout naturel semblait être sorti de la vie, si Rousseau rêve le retour aux forêts vierges au milieu des paniers et de la poudre de Versailles, si Herder évoque les chants des bardes et des scaldes alors que de toutes parts l’Allemagne retentit des échos d’une poésie de convention.

Quand une génération d’hommes éminens s’est appliquée à vulgariser des idées abstraites en les rendant accessibles à la médiocrité, quand celle-ci trouve des formules toutes faites pour chacune de ces idées, quand ces formules commencent à circuler comme une monnaie courante, quand enfin le langage lui-même a pris je ne sais quoi de précis, de mathématique, d’incolore comme les chiffres, un dégoût profond de cette monotonie, de ce désert apparent, s’empare des hommes d’imagination et de tous ceux qui pensent par eux-mêmes. Tout ce qui ressemble à quelque chose d’individuel et de spontané, ils le saluent avec joie ; tout ce qui paraît neuf et extraordinaire, fût-ce au prix de la vérité et du bon sens, a quelque chance de leur plaire. Dans cet engouement pour l’exceptionnel, on ne se donne souvent guère la peine de distinguer le vrai du faux. La bizarrerie de la forme en impose facilement sur la vulgarité du fond. Ce ne sont pas les idées seules qui captivent alors les esprits par leur étrangeté, ce sont aussi les personnes, et on ne se doute pas combien on est près de devenir injuste pour son temps lorsque, sous le costume commun et les habitudes générales, on suppose une complète uniformité, et qu’on veut voir des natures originales dans tous ceux qui osent s’émanciper de la règle.

En Allemagne, la réaction contre le rationalisme et contre le règne de la médiocrité, favorisé par le rationalisme, avait eu lieu dans la jeunesse de Goethe et de Schiller, de 1772 à 1788 environ. « Des esprits distingués, réfléchis et sensibles, dit Goethe lui-même, s’étaient aperçus que ce que l’homme pouvait désirer de mieux, c’était de concevoir la nature d’une manière directe et originale, et de fonder sa conduite sur cette conception. » Le chef et le porte-drapeau du mouvement avait été Herder. L’intérêt politique n’existait point encore, l’intérêt religieux s’était affaibli, l’intérêt littéraire dominait seul. Il est donc naturel que le Rousseau germanique portât la lutte de la nature contre la civilisation sur le terrain littéraire,