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tout entier pour en gratifier son collègue le comte d’Estrées, plus heureux que lui. Au ton qu’il prit dans cette communication confidentielle, on dirait vraiment que, seul dans cette chambre d’auberge, il se fit un instant l’illusion d’être le Richelieu de la politique nouvelle, tenant dans ses mains tous les fils des cabinets d’Europe, et les faisant mouvoir à son gré dans l’unité d’une direction puissante.

« Je me chargerai bien de démontrer, dit-il, que rien n’est actuellement plus intéressant que d’empêcher la destruction du parti patriotique ou plutôt français en Pologne, puisque cela doit nous servir de point d’appui pour le soutien de toute notre influence dans le nord. Ce n’est que par le moyen d’un crédit prédominant dans cette république que nous pouvons mettre quelque liaison entre la Turquie et la Suède. Si une fois nous laissons les deux impératrices, et surtout celle de Russie, en possession de décider du sort des Polonais, cela leur donnera la facilité de joindre leurs forces dans toutes les occasions, et certainement nous aurons à nous en repentir. Dans l’ancien système général que les traités de Versailles et de Westminster ont dérangé, nous avions toujours la Prusse à opposer à cette jonction, et cette puissance, toujours armée comme elle l’est, était entre nos mains un instrument admirable. Ce système est changé, mais il n’est pas remplacé, et quoique personne ne sente mieux que moi la nécessité d’ôter à sa majesté prussienne une supériorité dont elle a fait un si mauvais usage, j’avoue que je regretterais de voir qu’il l’aurait perdue, si on ne trouvait pas le moyen d’y suppléer. C’est, selon moi, cet objet qu’on doit avoir principalement en vue dans toutes les opérations militaires et politiques que nécessairement nous allons entreprendre. En ayant l’air et le jeu de remplir nos engagemens avec la cour de Vienne, en affichant le désir le plus vif de venger les injures faites au père de Mme la dauphine, en témoignant beaucoup d’envie de nous unir sincèrement avec la Russie, il me semble qu’il faut travailler à prévenir les dangers que nous trouverions nécessairement dans le trop grand agrandissement de la maison d’Autriche, et si nous contribuons à lui procurer la restitution de la Silésie, au moins faut-il, par d’autres arrangemens, y mettre des modifications capables de nous tranquilliser. A plus forte raison faut-il contenir la puissance moscovite dans les bornes les plus étroites qu’il sera possible. Il serait bien dangereux de l’accoutumer à trop influer dans les affaires de l’Europe et de faire connaître à la cour de Pétersbourg toute sa force, dont une administration vicieuse et des divisions perpétuelles dans le ministère l’ont empêchée jusqu’à présent de se servir avec succès[1]. »

On peut croire que le comte d’Estrées, honnête agent qui

  1. Le comte de Broglie au comte d’Estrées, 26 novembre 1756.