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de bonté, de talens ou d’intelligence, mais d’une telle cohérence dans l’âme et les convictions… Aussi n’y a-t-il que trois choses qui puissent m’affecter, c’est quand on dit que je suis vulgaire, prétentieuse ou bête. Je ne le crois jamais, et, si je ne suis pas de très mauvaise humeur, j’en ris toujours. »

L’originalité, que Rahel avait au plus haut degré, elle la prisait particulièrement et la recherchait chez les autres. Nous allons nous mêler à son entourage, nous y trouverons des hommes vicieux, vaniteux, légers, hypocondriaques, médiocres même ; nous ne trouverons point de doublures. Son salon ne fut pas non plus un bureau d’esprit. « Je tue le pédantisme à trente lieues à la ronde, » disait-elle. Elle ne rechercha même jamais exclusivement les hommes d’esprit ; elle frayait avec les plus grands comme avec les plus humbles, sachant partout trouver un bon côté. Pour elle, le monde se divisait en deux catégories, non point en sots et en intelligens, ni même en bons ou en mauvais, mais en vrais et en faux, en ceux qui étaient eux-mêmes et en ceux qui étaient autrui. « La différence entre ceux qui sont moraux ou immoraux, intelligens ou bêtes, n’est qu’une différence de degrés. Celle entre les natures primordiales et les natures secondaires est incommensurable. » Aussi, partout où elle trouvait le naturel, si modeste qu’il fût, elle s’en emparait comme d’un joyau rare et précieux.


« Si quelqu’un vous disait : Ah ! vous croyez qu’il est si facile d’être original ; non, il faut se donner beaucoup de peine, et cela coûte toute une vie d’efforts, — vous le tiendriez pour fou et ne lui adresseriez plus de questions. Et pourtant cette proposition serait absolument vraie et très simple en même temps. Sans doute chacun serait original et devrait l’être, si les hommes ne se fourraient pas dans la tête des maximes à peine digérées qu’ils émettent de la même façon. Il faut de l’honnêteté pour penser, et il y a certainement aussi peu de bêtes absolues que de génies… Les imbéciles seraient certainement toujours originaux, mais il n’y en a presque pas de purs ; ils ont la plupart du temps encore assez d’esprit pour être malhonnêtes. »


Rahel avait trente ans en 1801. Elle avait profité de l’ordre renaissant en France pour aller passer quelques mois à Paris et pour y oublier son chagrin encore récent. « Je suis allée en France blessée, j’en reviens calme, sinon guérie, » disait-elle à son retour. Elle en avait rapporté, en même temps qu’une plus grande admiration pour la France, un goût plus prononcé encore pour la vie de société et un art plus consommé de recevoir. Elle y avait vu de près le monde du consulat sans en être bien choquée, parce que son indulgence morale se ressentit toujours des traditions du xviiie siècle, et parce que ses yeux, prévenus en faveur de la France, étaient