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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/843

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avertissement n’est point pour séduire ; mais l’âme a été saisie au fond de l’antre obscur de son hypocrisie et conduite jusqu’à la lucarne de ces yeux obliques pour s’y montrer et s’y faire reconnaître. Un portrait qui laisse encore une impression peu sympathique est celui de Philippe II à la galerie Corsini. Dans ce portrait, le roi morose est encore très jeune ; il est grand, élancé, bien pris, mais qu’il est loin de la magnificence seigneuriale de son père ! L’élégance native n’est réellement marquée que par la manière dont la main se porte sur la poignée de la dague, ressouvenir visible ou plutôt plagiat évident du geste célèbre de César Borgia dans le portrait attribué à Raphaël. Les couleurs sombres et neutres de son vêtement sont exactement appropriées à son caractère : noir foncé et gris clair, voilà bien la livrée de son âme. Les mains sont belles et de race, mais le front est sans génie, et le visage entier est marqué d’une froide stérilité que l’on essaierait en vain de nier. Inutilement l’œil se fatigue à chercher une autre nuance d’expression ; le visage reste inexorablement ingrat, et nulle sympathie rétrospective ne parvient à naître chez le contemplateur.

Sensualité païenne, magnificence aristocratique, voilà tout l’art de Venise, et Titien en a exprimé le génie avec une splendeur sans égale. Ce n’est point qu’il n’ait des rivaux ; Giorgione peut lutter avec lui pour l’art de peindre la chair, Véronèse peut lutter avec lui pour l’éclat et la pompe des spectacles, mais lui seul réunit au même degré ces deux caractères de la peinture vénitienne, et en présente la synthèse dans une lumière foudroyante. Cependant Paul Véronèse est encore bien grand, et il y a des heures où je ne sais s’il n’a pas plus d’attrait que ce maître souverain. Sans doute il n’a pas l’écrasante majesté des pompes païennes du Titien, mais il a plus de liberté de génie, plus de caprice. L’imagination étouffe dans la brûlante atmosphère du Titien, mais comme elle se meut gaîment, avec aisance, dans l’air pur et sous la douce lumière de Véronèse ! Si l’art n’avait qu’un but purement décoratif, Véronèse serait le plus grand de tous les peintres, car nul n’a jamais amusé les yeux de plus fastueux spectacles, ni étalé avec plus de luxe les élégances de la vie. Il est, sans aucun jeu de mots, le magnifico par excellence de cette peinture vénitienne dont Titien est le doge. Généreux, libéral, prodigue, il provoque les cœurs aux sentimens heureux et les âmes aux beaux sourires : ce n’est pas lui qui place à ses fêtes la tête de mort des banquets épicuriens et mêle l’once d’acide à la livre de parfums. Avec lui, nous n’avons à craindre nulle malsaine vapeur de philosophie, nul triste retour de la réflexion, nulle fatigante contrainte à la méditation. Paul Véronèse n’est point un penseur, mais en revanche c’est un des plus