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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/942

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désordonnés, et que l’argent qu’on demande, qu’on obtiendra, sera presque toujours dépensé au cabaret. Est-ce à dire qu’il faut faire trêve à sa générosité et cesser de donner ? Non pas ; sur 100,000 aumônes, si une seule touche juste, apporte un soulagement et fait un bien réel, cela suffit ; la charité n’a point été vaine, elle n’est pas en défaut. Du reste, à quoi bon se préoccuper de la question d’utilité ? C’est par respect pour soi-même et d’une façon abstraite qu’on doit être bienfaisant ; toute bonne action qui trouve sa récompense ailleurs que dans la conscience de celui qui l’a faite devient immédiatement inférieure et médiocre. Sous ce rapport, les visiteurs sont très dignes d’éloges : ils font le bien avec la conviction profonde, formée par une lente expérience, qu’ils n’arriveront pas à un sérieux résultat ; derrière l’indigence, ils voient très nettement le vice qui l’a causée, mais ils ne gardent qu’un souvenir, celui de la misère constatée, et c’est cela qu’il faut secourir avant tout. Dans plus de cent rapports, j’ai lu : « Ce qu’on peut donner ne remédiera à rien et sera promptement absorbé par la débauche, mais la pauvreté est telle qu’un secours est nécessaire. » A un chef de service, à celui qui par fonctions connaît les indigens, leurs habitudes et leurs mœurs, je disais : « Sur cent mille individus aidés par vous, combien en existe-t-il d’intéressans ? » Il leva, les épaules d’un air découragé et me répondit : « Pas cinquante ! »

C’est dans les quartiers excentriques, qui jadis appartenaient aux communes suburbaines, qu’il faut aller pour voir cette population toute spéciale dans son milieu. Vers la barrière d’Italie, la barrière de Fontainebleau, le boulevard d’Ivry, vers ces lieux où, au mois de juin 1848, les bons pauvres de Bicêtre ont joué dans l’assassinat du général de Bréa le rôle que l’on sait ; dans les rues du Château-des-Rentiers, de la Fosse-aux-Chevaux, des Malmaisons, de la Colonie, de l’Espérance, qui tombe à pic dans un marécage de la Bièvre ; dans l’horrible rue Harvey, qui est un cloaque bordé par des antres sans nom ; à la Butte-aux-Cailles, dans des rues qui n’ont jamais été pavées et où le vieux réverbère à l’huile se balance encore sur une corde tendue, on comprend bien que la misère se propage et se perpétue parmi des êtres insoucians, car jamais je n’ai vu une telle masse d’enfans grouiller sur le pas des portes, dans les ruisseaux et sur les tas d’ordures. Tout ce pays, qui est apposé à Paris comme une gibbosité purulente, exhale une odeur particulière formée par les émanations des fabriques de noir animal, des paquets de fumier amassés dans les cours, des eaux stagnantes à laquelle se mêle un relent de vieilles loques et de caves moisies. Pour retrouver une impression semblable, il faut se souvenir de certains villages des Calabres ou des villes juives d’Orient, Hébron, Safeth