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leur a donné un mobilier composé d’un lit de noyer poli, d’une couverture de laine, de deux oreillers ; on y ajoutait un lit en fer, une couchette en fer avec sommier et matelas pour les enfans, six chaises, une table, une commode en noyer. Tous ces objets, revenant à plus de 300 francs et livrés dans le courant du mois de juin 1866, étaient vendus au mois d’août suivant par le ménage nécessiteux moyennant 50 francs, qui en un seul jour étaient dépensés au cabaret.

Quelques-uns déploient un véritable esprit d’invention dans la mise en scène de leur misère. Un ouvrier galochier obtint, il y a deux ou trois ans, un succès qui a fait bien des jaloux parmi ses semblables. Il était installé dans une cahute de bois ouverte à tous les vents et dans l’intérieur de laquelle l’œil pouvait plonger. Là, sur une litière de paille, accompagné de deux ou trois enfans qui ne lui appartenaient pas, il geignait tout le jour ; et, lorsqu’on le remarquait, il cassait en trois une vieille croûte de pain, la distribuait aux enfans et leur disait : « C’était notre réserve, mangez-la, puisque nous n’avons rien reçu depuis avant-hier. » Un journal fort répandu signala le fait ; la compassion publique s’émut, et dans l’espace de quinze jours cet indigent épique reçut plus de 6,000 francs, dont il ne restait plus trace au bout de deux mois. On fit faire par le service des visiteurs et par la préfecture de police une double enquête, qui démontra que l’individu était un des solliciteurs habituels de l’assistance publique, en outre qu’il avait deux domiciles, l’un où il jouait sa comédie d’Hugolin devant les badauds, l’autre où il dépensait en fort mauvaise compagnie l’argent qu’il avait dérobé à la commisération des personnes charitables. Ce n’est pas aux yeux, ce n’est pas au visage qu’il faut regarder ces faux indigens, qui ne sont que trop nombreux, si l’on veut savoir la vérité, c’est aux mains, car le travail laisse des traces ineffaçables dont nulle rouerie ne peut donner l’apparence.

Sont-ils donc tous ainsi ? Malheureusement non. Il existe des misères terribles et devant lesquelles le cœur se brise. Il y a quelques années, un jeune homme, sortant d’un bal au petit jour et traversant la rue du Cherche-Midi, aperçut une femme agenouillée près d’une borne et fouillant dans des tas d’ordure, d’où elle retirait des fragmens de légumes, des trognons de choux, qu’elle mangeait avec avidité. Il s’approcha et reconnut avec stupéfaction une femme qui avait été riche, très riche, qui jadis avait reçu à sa table le monde des lettres et des arts, qui était si bien disparue qu’on la croyait morte depuis longtemps, et dont le mari, éditeur célèbre à la fin de la restauration, après avoir gaspillé une fortune considérable dans des opérations hasardeuses, après en avoir dissipé les