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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/954

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s’occupe en ce moment, appelle notre attention, d’abord par l’importance même du sujet, ensuite à cause de la façon dont il est traité. Le violent mécontentement, fécond en menaces et en attentats, qui trouble l’Irlande ne provient point du sentiment religieux froissé, car de ce côté tout grief sérieux a disparu, ni d’une hostilité nationale semblable à celle qui anime les différentes races dans les états autrichiens, car le principal élément de tout mouvement national, la différence des langues, fait ici défaut, les Irlandais se servant du même idiome que les Anglais. Au fond, la question agraire dans le royaume-uni n’est qu’une des faces de cette grande question sociale qui partout grossit, s’étend et s’avance sur nous avec une formidable rapidité. C’est l’éternelle lutte des riches et des pauvres, de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent point ; seulement ici ce qui est en jeu, ce n’est pas le salaire comme dans l’industrie manufacturière, c’est la propriété même de la terre comme à Rome au temps des Gracques. En Irlande, la terre appartient à un petit nombre de familles ; au-dessous d’elles, un grand nombre de petits fermiers la cultivent. Ces petits fermiers veulent obtenir le droit de conserver le bien qu’ils occupent, pour un temps indéfini, à un prix fixé par arbitre. Leur mot d’ordre est : fixity of tenure at a fuir rent (fixité d’occupation moyennant une rente équitable). Les propriétaires résistent à cette expropriation à peine déguisée. Le gouvernement intervient, et par des mesures de transaction essaie de satisfaire les cultivateurs sans trop léser les propriétaires. Voilà le débat qui s’agite en ce moment au parlement anglais. On en comprend toute la gravité, car ce n’est rien moins que le droit de propriété qui est en cause.

Fait digne d’attention : en Angleterre, dans ce pays par excellence de liberté individuelle et de non-intervention gouvernementale, voilà qu’on vote une loi qui restreint les droits du propriétaire foncier avec si peu de ménagement qu’aucune législature, aucun réformateur n’oserait rien proposer de pareil sur le continent sous peine d’être accusé de porter atteinte aux bases de l’ordre social. Pour trouver des mesures aussi radicales, il faut remonter à la révolution française. Il est vrai que l’Angleterre est engagée dans une transformation démocratique qui est une véritable révolution. L’enseignement laïque et obligatoire, le scrutin secret, « l’incamération » des biens de l’église établie en Irlande, le land-bill actuel, le vote accordé aux femmes dans les élections communales et bientôt probablement dans les élections pour le parlement, le droit de primogéniture à la veille d’être aboli, l’éminent chef du parti tory, lord Derby, déclarant dans une réunion publique que la chambre des lords a cessé d’exercer un pouvoir politique indépendant, voilà certains faits qui indiquent le caractère du grand changement en