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propriétaires, dont les intérêts sont menacés, n’opposent pas aux réformes une résistance aveugle ; ils avouent qu’il y a des changemens à introduire, des mesures à prendre, et ils discutent sans irritation et sans récriminations les propositions les plus radicales. — S’il était démontré, dit lord Dufferin, que la confiscation de nos propriétés fût nécessaire au salut de l’Irlande, je ne réclamerais point ; mais je vais essayer de prouver que cette mesure extrême serait nuisible à l’Irlande, — et il écrit à ce sujet un volume où le problème est examiné sous toutes ses faces[1]. Dans ce grave débat où le bonheur de toute une nation et les principes mêmes de l’ordre social sont engagés, chacun a fait noblement son devoir : le gouvernement en ne reculant pas devant les mesures les plus énergiques pour améliorer le sort des cultivateurs irlandais, la presse en éclairant l’opinion publique par la multitude de ses informations les propriétaires enfin par l’esprit de sacrifice et d’équité qu’ils ont montré jusqu’à présent. Il est beau de voir comment un grand peuple libre sait comprendre et pratiquer la justice.

On croyait volontiers, sur le continent, ne plus entendre parler des griefs de l’Irlande. Depuis la suppression des privilèges de l’église anglicane, non-seulement il n’y a plus aucune loi exceptionnelle qui atteigne l’Irlande ; mais les catholiques et les dissidens y jouissent de cet avantage, envié par ceux d’Angleterre, qu’ils n’ont plus au-dessus d’eux d’église d’état, et qu’ils ont à leur disposition un excellent enseignement national, accessible à tous sans distinction de culte. Nous entendions souvent énumérer tous les progrès de l’Irlande. L’émigration avait réduit ses habitans à un nombre plus en rapport avec l’étendue du territoire. L’agriculture se perfectionnait, l’industrie se développait, la richesse augmentait, et le paupérisme diminuait. Comment se fait-il que, nonobstant des lois égales pour tous et malgré l’accroissement du bien-être, les réclamations de l’Irlande deviennent plus violentes chaque jour, les plaintes plus âpres, les exigences plus excessives, les menaces plus atroces, les crimes agraires plus fréquens ? N’est-il pas étrange que les troubles s’aggravent au point de rendre nécessaire la mise en état de siège de la moitié de l’île, par le Peace preservation act, juste au moment où le parlement anglais se décide à voter une loi de réparation vraiment inespérée ? Tocqueville a fait remarquer qu’en France, aux approches de la révolution, le mécontentement du peuple allait grandissant à mesure que son sort s’améliorait. « L’expérience apprend, dit-il, que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence

  1. Irish emigration and tenure of land in Ireland. M. Léonce de Lavergne a rendu compte de cet ouvrage important dans la Revue, 1er décembre 1867.