Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/965

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connue notre globe, qui pourtant en a vu de bien effroyables, et que maintenant encore elle soit la plus troublée par les haines de classe à classe, la plus agitée de passions subversives, la plus souillée d’attentats odieux, la plus irritée, la plus mécontente qui existe ? Le mal vient non des hommes, mais des lois. Après avoir examiné avec attention toutes les faces de la question, je crois pouvoir dire que les pauvres se sont montrés ici plus endurans, et les propriétaires plus compatissans que partout ailleurs ; mais les lois féodales de l’Angleterre, dont les mauvais effets ont été corrigés dans ce pays par les mœurs et par d’heureuses circonstances, appliquées à l’Irlande où tout aggravait leurs vices, ont amené la désolante situation à laquelle on essaie de remédier maintenant.

Quand on écoute les doléances des tenanciers irlandais, quand on lit les livres et les discours de ceux qui s’occupent de l’Irlande, on arrive toujours à cette conclusion : tout le mal vient du défaut de sécurité pour les fermiers (insecurity of tenure). C’est le dernier mot de la fameuse enquête parlementaire ouverte en 1845 par une commission connue en Angleterre sous le nom de Devon commission. Les grands propriétaires irlandais eux-mêmes, comme lord Dufferin, lord George Hamilton, lord Castlerosse, le comte de Fingal, le comte de Portarlington, le comte Erne, le comte Porsthmouth, le comte de Granard, ont reconnu et signalé les vices de la loi, et proclamé qu’elle doit être modifiée à l’avantage des tenanciers.

Voici ce que signifie cette expression insecurity of tenure, qui revient sans cesse dans le débat. Autrefois les propriétaires accordaient généralement des baux à long terme et à bon marché, des leases, dont les locataires abusaient, ainsi qu’on l’a vu, pour sous-louer très cher des parcelles de terre à de petits cultivateurs. Après 1815, les propriétaires se refusèrent en général à donner de nouveaux leases. Plusieurs motifs très naturels les guidaient : d’abord ils voulaient supprimer radicalement les middlemen, qui avaient pressuré les tenanciers et avaient fait le malheur du pays ; ils désiraient ensuite pouvoir s’opposer, par la menace d’une expulsion immédiate, à une funeste habitude des cultivateurs irlandais, qui découpent la terre en parcelles de plus en plus petites afin d’y établir tous leurs enfans, couvrant ainsi la surface du sol de ces nuées de misérables que la famine de 1847 décima si cruellement. En outre, depuis que la fameuse élection d’O’Connell, dans le comté de Clare, avait manifesté le réveil de l’esprit d’indépendance, les landlords refusaient parfois de donner un bail aux fermiers, afin de pouvoir compter sur le vote de ceux-ci. Il faut ajouter aussi qu’ordinairement les fermiers ne réclamaient pas de bail, soit parce qu’ils craignaient de mécontenter leurs maîtres, soit parce qu’ils aimaient mieux compter sur leur générosité ou sur leur oubli.