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plus frappans contrastes, parce que tout dépend de la bonne volonté du propriétaire.

Ce qui est plus affligeant encore, c’est que ces propriétaires, tout-puissans pour le mal, sont arrêtés, dans le bien qu’ils voudraient faire, par les lois rigoureuses des majorats et des substitutions (entails). La plupart d’entre eux ne sont qu’usufruitiers, le domaine étant substitué en faveur de leurs enfans nés ou à naître. Il leur est ainsi interdit d’accorder de longs baux, et toute stipulation contraire aux règles de la substitution est nulle. Une détestable législation fait donc que personne n’a ni raison suffisante ni liberté absolue de faire pour cette malheureuse terre d’Irlande ce qu’exigerait une bonne exploitation. M. Leslie cite quelques exemples de l’effet des entails qui sont concluans sur ce point. Un locataire avait un long bail ; il en profite pour faire des plantations. Au bout de quarante ans, il apprend que ces arbres, plantés, soignés par lui, ne peuvent lui appartenir, et qu’il est soumis à de forts dommages et intérêts, s’il en coupe seulement une branche. Le propriétaire sent l’injustice du cas, il n’en veut pas profiter ; mais que faire ? La loi est formelle, les conditions de l’entail sont rigoureuses, et nul ne peut les changer. Autre exemple. Un industriel s’adresse à un propriétaire pour obtenir 50 acres avec un lease à long terme qui lui permette d’y bâtir une manufacture, un village d’ouvriers et sa propre résidence. C’eût été un bienfait pour tout le pays et une plus-value énorme pour le domaine. Le propriétaire consent, mais, l’avocat de l’industriel l’avertit que le landlord est lié par les conditions du majorât, qui n’autorisent point de baux dépassant trente et un ans, et qui stipulent le paiement de la rente à sa pleine valeur. Ces restrictions rendaient l’opération impossible : il y fallut renoncer, au grand regret du propriétaire. Le pays resta pauvre comme auparavant. On voit clairement ici comment ces lois féodales entravent le développement de l’industrie moderne et stérilisent le pays. Voici un fait qui montre à quelles iniquités elles donnent lieu. Je cite M. Morris O’Connor. La baronnie de Geashill est un magnifique estate d’environ 30,000 acres. Lord Digby, à qui le domaine appartenait, était généreux et insouciant. A la fin du siècle dernier, il accorda des leases pour un très long terme à cent vingt familles de tenanciers. Pendant deux générations successives, ces tenanciers travaillèrent sans relâche, construisirent les bâtimens, drainèrent, mirent enfin tout le bien en valeur. A la mort de lord Digby, en 1856, on s’aperçut que ces baux étaient nuls, que les tenanciers n’avaient aucun droit, que tout ce qu’ils avaient créé appartenait à l’héritier du domaine substitué. Voilà donc les cent vingt familles complètement ruinées, Tout le pays fut en rumeur,