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THOMAS HOBBES

On a dit que tout homme naissait Aristote ou Platon, à la taille près. Il y aurait alors deux familles d’esprits qui pourraient chacune prendre un de ces deux noms ou se donner un de ces deux ancêtres. Dans le monde savant du moins, elles seraient bien reconnaissables. L’opposition vulgaire qu’on se plaît à supposer entre les faits et les idées, l’observation et la théorie, l’expérience et la spéculation, nous indique les traits distinctifs qui motiveraient cette classification des intelligences, et il n’est guère de philosophe qui ne pût être aisément rattaché à l’un des deux partis qui se disputent le domaine de la science. Il n’est pas jusqu’à des sociétés entières, jusqu’à des nations qui ne semblent avoir pris position dans un sens ou dans l’autre, et le peuple anglais, par exemple, ne peut guère passer pour s’être formé à l’école de Platon. Celui qui fut son Descartes, lord Bacon, a certainement ambitionné d’opérer une révolution dans l’art de scruter la nature plutôt que dans celui d’analyser la pensée. Il regarde comme un travail digne d’Arachné le soin minutieux de tisser fil à fil la trame de l’esprit humain, et, d’après la manière ordinaire de partager les systèmes philosophiques, il devrait être rangé du côté de cet Aristote dont il a tant médit. Peut-être, à ne voir dans Aristote qu’un observateur de la nature, oublie-t-on trop l’auteur de la métaphysique et le créateur de la logique. Bacon en l’attaquant ne se souvenait au contraire que de ces deux ouvrages, et n’en voulait qu’à celui qui avait donné au moyen âge la métaphysique pour toute science et la logique pour toute méthode ; mais ce qu’il voulait substituer à l’empire d’une scolastique épuisée, ce n’était assurément pas la dialectique platonicienne, c’était bien la philosophie de l’expérience et de l’induction. Il annonçait l’avènement des sciences physiques à la domination de l’esprit humain et, peu s’en faut, au gouvernement des sociétés. Sa grande image s’élève encore à l’entrée de la carrière où elles ont fait tant de pas depuis qu’il leur a montré la route. Il faut avouer