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expéditions. « Le vent, dit-elle, souffle froid à minuit, — et par ce vent mon âme est comme gelée. » La bise glacée remplit son cœur de pressentimens sinistres. Qui sait si Martin n’a pas été « vendu, » et si le souvenir qu’il lui laissera ne sera pas la funèbre mémoire d’un assassin qu’elle devra maudire éternellement ? Néanmoins, quand elle songe que pour elle ce pâtre redouté n’est pas un « méchant homme, » elle attend avec impatience qu’il vienne frapper à sa fenêtre « à l’heure où chante le coq, à l’aurore. » Un autre chant nous fait pénétrer plus avant dans le cœur de la jeune fille. Martin est aimé, parce qu’il sait aimer passionnément ; ces âmes violentes n’ont pas plus de mesure dans leurs tendresses que dans leurs haines. Aussi avec quelle angoisse elle suit au ciel la marche de la nuée qui porte la tempête ! comme elle tremble en voyant briller l’éclair ! « J’avais prié Martin, pour l’amour du ciel, — de ne pas aller au milieu des armes ; — mais il n’a pas fait attention à ma prière, — et il m’a laissée la douleur dans l’âme. » Après avoir décrit de la manière la plus touchante cette pénible séparation, elle ajoute : « Si Martin Zöld devait périr, — (alors), ô mort, enlève-moi également d’ici ! — Fais que je meure, parce que la vie — sans lui n’est qu’un fardeau pour moi. » Nous assistons dans un troisième chant au dénoûment trop facile à prévoir de ce petit drame : Martin attend dans un profond cachot le lever du jour qui sera peut-être pour lui « la dernière aurore. » Il compare tristement sa destinée avec celle du reste de la création. Le renard peut dormir profondément dans sa tanière, la brebis sauter librement dans les vallées, le poulain bondir joyeusement dans la paszta. Pour beaucoup, la verdure fleurit, pour beaucoup resplendit « l’azur du ciel élevé. » Le soleil paraîtra encore couronné de « rayons d’or, » et la lune fera briller de nouveau « son visage d’argent ; » mais lui, il sera enseveli dans « l’éternelle nuit obscure, » et sur la potence, en compagnie de ses amis, il oubliera « l’image trompeuse et pourtant si belle » du monde. Les poètes incultes sont frappés autant que les artistes les plus consommés de l’ironique contraste qui existe entre l’inaltérable sérénité de la nature et les cruelles agitations du cœur de l’homme.

Sóbri, qui est aussi sorti de la forêt de Bakony en 1836, est encore plus connu que Martin Zöld. Aussi joue-t-il un rôle exceptionnel dans la poésie du peuple ; il a même paru avec succès sur le théâtre de Pesth, et les chants populaires que renferme le drame de Két pistoly, de M. Szigligeti (pseudonyme de Joseph Szatmary), l’un des plus féconds auteurs dramatiques de la Hongrie, sont dans toutes les bouches. Pour comprendre la vie de ce personnage singulier, il ne faut pas perdre de vue que les kanász ont sur la