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Mirouet, brave homme toujours en train de monter sur sa mule ou d’en descendre, expansif, essoufflé, le cœur sur la main et la chanson aux lèvres. Tout marche à souhait dans ce ménage à trois, lorsqu’une jeune servante, entrée en place le soir même, se sent tout à coup prise d’un « trouble involontaire » à la vue de son nouveau maître, et croit reconnaître en lui le fier seigneur tombé naguère sous le terrible feu de peloton. Osons dire les choses comme elles sont : Jeanne, sans se l’avouer, adorait le comte de Rollecourt, et l’humble vassale porte en son cœur désormais le souvenir ému de celui que, vivant, elle n’avait pu apercevoir sans l’aimer. Dans cette espèce d’artiste amateur dont elle lave les assiettes, la mystique servante s’imagine voir l’ombre du jeune seigneur : une ombre dans un personnage que représente M. Montjauze, si bien nourri, si plantureux ! Avec un peu moins d’exaltation, Jeanne aurait assurément découvert tout de suite ce qui d’ailleurs ne va pas tarder à se manifester. Le sculpteur Fabrice n’est point un vain fantôme. Saluons en lui le véritable descendant des Rollecourt, dont il finit par endosser l’uniforme pour retourner se faire une bonne fois fusiller ! Au sein de sa félicité, une affreuse nouvelle est venue l’atteindre ; l’ami plus généreux encore que coupable, qui naguère organisa le simulacre d’exécution, va payer de son sang l’escamotage, et le capitaine, qui ne connaît que son devoir, court se livrer en toute hâte. Jeanne, en prière auprès d’une croix, le voit passer au clair de lune et plus que jamais le prend pour son ombre. Entre cette jeune fille et cette illusion en frac bleu de ciel galonné d’argent, un duo d’amour s’engage, dramatique, éperdu comme dans les Huguenots : « Raoul, où courez-vous ? » L’infortunée Jeanne supplie, implore et s’épuise en efforts redoublés pour retenir l’ombre qui lui résiste en ébranlant le plancher sous le poids de ses bottes fortes et bientôt la laisse inanimée et s’éloigne en s’écriant, toujours comme dans les Huguenots : « Dieu veille sur ses jours ! Dieu secourable ! » Ne désespérons pas : tant d’amour, de dévouement aura sa récompense ; le maréchal de Villars signe la grâce du vertueux capitaine, et, plus heureuse que celle de Banquo, cette ombre-là reviendra s’asseoir au banquet des fiançailles, sans que la moindre tache funeste empourpre la blancheur immaculée de son jabot. La poétique en usage à l’Opéra-Comique n’admet point les sombres dénoûmens. Il faut que le public soit pleinement rassuré sur le sort de ses personnages, qu’il sache d’avance que les gens tués se portent bien, et que si d’aventure on fusille quelqu’un, c’est qu’il doit en réchapper. Ceci a l’air d’une plaisanterie, et cependant rien de plus inexorable que cette loi. Je citerais au besoin une charmante partition, connue, applaudie de toute la société parisienne, dont tout le monde veut, chanteurs et directeurs, et qu’on ne jouera point avant le jour où quelque ingénieux librettiste aura trouvé moyen de faire que le secrétaire d’ambassade Roméo Montaigu,