Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jeanne, Mlle Marie-Roze vient de prendre à l’Opéra-Comique une position toute nouvelle. On ne traverse pas inutilement la grande scène de la rue Le Peletier. C’est toujours la jolie Djelma du Premier jour de bonheur, mais ayant chanté Marguerite et formé son style à l’école de Wartel. Mlle Priola, dans cette interprétation de l’Ombre, accapare la plus grosse part du succès, et c’est elle qui en mérite le moins. Pas un de ses trilles ne tient, tout ce qu’elle risque est défectueux. Dans le quatuor du premier acte, sa voix ne cesse d’être au-dessus du ton. Et quelle assurance imperturbable ! quel radieux aplomb ! Il semble qu’elle attache un panache à ses fausses notes. De pareils succès vous rendent mélancolique. Qu’est-ce donc que l’art du chant ? que vaut l’étude ? Vraiment l’engouement du public par momens vous stupéfie ; il va s’exclamer d’admiration aux plus mauvais endroits, négliger les beautés, prendre le clinquant pour de l’or et payer le plus vulgaire casse-cou des mêmes applaudissemens redoublés qu’il donnerait aux vocalises d’une Damoreau ou d’une Miolan !

Un opéra qui s’intitule le Kobold risque au moins de manquer d’à-propos en ce moment. On voit tout de suite à la couleur de cet agréable petit acte que la scène devait d’abord se passer en Allemagne ; les auteurs, vu les circonstances, l’ont transportée en Alsace, ils auraient pu tout aussi bien la mettre en Écosse et nommer leur pièce Trilby ou le lutin d’Argyll. Car c’est encore et pour la centième fois l’histoire d’un de ces démons du foyer si connus dans la bibliothèque bleue de l’Opéra-Comique. Sans trop savoir pourquoi le théâtre s’était attaché une danseuse, il a fallu la faire débuter, et trois auteurs de bonne volonté se sont rencontrés pour composer tant bien que mal cet intermède moitié opéra moitié ballet. Mlle Trévisan, qui joue le Kobold en question, s’agite et pirouette démesurément ; on lui voudrait plus de sveltesse et d’élégance, plus de naturel surtout, car pour de l’entrain elle en a de reste ; mais que tout cela est incorrect ! Ses ronds de jambe, ses pointes vous font penser aux cadences de Mlle Dalti, aux gammes chromatiques de Mlle Priola, c’est le chevrotement dans la danse. On peut dire de Mlle Trévisan qu’elle a le diable au corps, ce qui, dans un rôle de lutin, n’est cependant pas à dédaigner. A la place du directeur de l’Opéra, nous n’engagerions peut-être pas Mlle Trévisan sur la foi d’un pareil début, mais nous confierions à coup sûr la musique d’un prochain ballet à l’auteur de cette partition. Encore un prix de Rome, ce M. Guiraud est plein de promesses, si j’en juge par une introduction très finement Instrumentée avec un joli dessin de violons rappelant un peu l’Ambassadrice, par les couplets de la jeune fille pendant le repas de noces, et surtout par une scène de ballet très réussie où le gnome se livre à ses petits maléfices. M. Léo Delibes, dans Coppélia, n’a certes pas la main plus habile, et comme valeur mélodique c’est bien autrement distingué.

Londres est en cette saison le grand marché musical européen. En