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les jésuites furent impliqués dans le complot ; trois d’entre eux en furent déclarés les chefs par le tribunal et renfermés dans le fort de Junquiera, une des plus affreuses prisons du royaume et de l’Europe. Le régime ordinaire y était de vivre claquemuré dans un noir cachot sans jamais communiquer avec personne par visite ou par correspondance. Des trois jésuites incriminés, deux paraissent avoir été des hommes obscurs. Il faut que M. Gomès les ait jugés tels, puisqu’il ne dit pas ce qu’ils sont devenus. J’ai vainement cherché leur nom dans son volume ; mais le troisième, le père Malagrida, alors âgé de soixante-dix ans, était l’objet de la vénération publique à Lisbonne. Italien de naissance, il résidait depuis longtemps en Portugal. Il était d’une piété ardente qui se produisait volontiers en public. Il avait souvent dirigé dans ses exercices religieux le roi Jean V, père du roi régnant, et la reine, femme de Jean V, le traitait comme un oracle. Dans l’opinion de la noblesse, aussi bien que du peuple de Lisbonne, c’était un saint. Il fallait une prodigieuse hardiesse pour entreprendre de faire considérer un tel homme comme l’auteur principal d’un complot contre la vie du roi et de le faire exécuter comme tel. Tous les autres jésuites qui étaient dans le royaume furent enfermés dans une campagne qui avait appartenu au duc d’Aveiro, où, dit M. Gomez, « on les fit presque mourir de faim. » Les biens de l’ordre furent placés sous le séquestre et peu de temps après confisqués au profit de la couronne.

Pour faire juger et ensuite livrer au bras séculier Malagrida et ses compagnons, il fallait, d’après les privilèges dont le clergé était alors investi en Portugal, la permission du saint-siège. Ce n’est pas sans raison que Voltaire a dit à ce sujet : « Le Portugal, n’ayant pas encore reçu dans ce temps-là les lumières qui éclairent tant d’états en Europe, était plus soumis au pape qu’un autre ; il n’était pas permis au roi de faire condamner à la mort par ses juges un moine parricide, il fallait avoir le consentement de Rome. Les autres peuples étaient dans le XVIIIe siècle ; mais les Portugais semblaient être dans le XIIe[1]. »

Une négociation fut donc ouverte à Rome. Pombal n’y négligea rien, pas même les riches cadeaux en diamans, dit M. Gomès, en argenterie finement travaillée à Paris, en porcelaine de Saxe. Il finit, non sans beaucoup de peine, par obtenir la majeure partie de ce qu’il désirait ; mais alors il donna à l’affaire un tour bien étrange, et qui a excité la juste réprobation de Voltaire. Voilà un homme accusé de complot contre la vie du roi, et que pour ce crime on se proposait de faire mourir. C’est pour ce crime qu’il devait être jugé. Donner à son supplice une autre cause, c’était outrager la justice,

  1. Siècle de Louis XV, ch. XXXVIII.