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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/259

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contre lequel nombre de piscifacteurs luttent en vain. C’est qu’elle s’adresse surtout au menu fretin, dont elle fait sa proie continuelle ; à cet état, elle dévore même sa propre espèce malgré la prétendue protection que lui apporterait sa dorsale aiguë et érectile. Il faut en dire autant du brochet. Ces deux fléaux suffiraient à dévaster nos eaux douces et à y rendre tout repeuplement souvent difficile, sinon impossible. Nous avons trop de carnassiers, et ce sont encore des carnassiers que l’on veut introduire. On a importé en France le silure, cet énorme poisson qui, dans le Danube, pèse 150 kilogrammes, et qui, acclimaté déjà chez nous dans le canal de la Marne au Rhin, ne demande qu’à grandir aux dépens de nos espèces indigènes. On a introduit un autre mangeur, le saumon du Danube ; on veut maintenant introduire le sandre ; cette fois c’est encore pis. Celui-ci est un compromis entre la perche et le brochet, une sorte de métis naturel participant à la voracité de sa mère et armé des dents de son père. On a parfaitement acclimaté dans le Rhin, dans le lac des Settons du Morvan, dans plusieurs autres endroits, l’excellente fera des lacs suisses. Celle-ci heureusement est une insectivore au premier chef. On veut importer le gourami, ce précieux poisson cochinchinois, qui déjà prospère à Bourbon, à Madagascar et dans les colonies hollandaises ; soit, s’il est omnivore, comme on le prétend, quoique sa constitution et ses affinités de famille semblent prouver le contraire. Laissons donc tous ces dévorans à leurs grands fleuves, n’enfermons point le loup dans la bergerie : nous avons bien assez d’ennemis chez nous, et quand on songe que chaque jour d’expérience apprend aux piscifacteurs que la réussite de leurs efforts dépend essentiellement d’une prompte liberté donnée aux jeunes, on se demande comment on a pu préconiser l’introduction de nouvelles espèces carnivores.

Il vaudrait mieux demander aux Chinois ces précieux poissons qu’ils nourrissent d’herbes, à la main, dans d’étroits viviers fermés. « C’est là, nous disait M. Dabry, c’est là que sera le progrès. » Déjà ce persévérant importateur a pu s’assurer que les herbes aquatiques dont se compose la provende de ces trois utiles poissons correspondent à des espèces communes dans les étangs de notre pays. En ce moment, c’est de l’acquisition même de ces animaux qu’il s’agit : notre consul en Chine s’en occupe, et bientôt nous serons probablement en possession des fameux poissons paissans. Les conserverons-nous ? Nos plantes suffiront-elles à entretenir leur existence ? C’est ce qu’il est difficile de prédire ; mais ce qui paraît certain, c’est que de telles importations ne devraient point être abandonnées aux soins d’une société, aux efforts d’un homme : elles devraient devenir une entreprise nationale.