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impétueux du sang français, qu’on nous représente comme impatient de couler après une trêve de vingt-cinq ans, comme si la paix, qui est le bonheur et la gloire du monde, pouvait être la honte des nations ! — Je le sens, ce n’est ni le moment ni l’heure de juger l’homme. le jugement lent et silencieux de l’histoire n’appartient pas à la tribune, toujours palpitante des passions du moment. ; il conviendrait moins encore à cette pompe funèbre et nationale que vous préparez… Qui ne pardonnerait pas à une destinée tombée de si haut ?… Cependant, messieurs, nous qui prenons la liberté au sérieux, mettons de la mesure dans nos démonstrations. Ne séduisons pas tant l’opinion d’un peuple qui comprend bien mieux ce qui l’éblouit que ce qui le sert. Gardons-nous de lui faire prendre en mépris les institutions moins éclatantes, mais mille fois plus populaires sous lesquelles nous vivons. N’effaçons pas tant, n’amoindrissons pas tant notre monarchie de raison, notre monarchie nouvelle, représentative, pacifique ; elle finirait par disparaître aux yeux du peuple… »


Et cherchant où l’on pourrait placer ce tout-puissant et dangereux revenant de la gloire, énumérant tour à tour les Invalides, la place Vendôme, la Madeleine, le Panthéon, Saint-Denis, Lamartine ajoutait en finissant :


«… Que vous choisissiez Saint-Denis, ou le Panthéon, ou les Invalides, souvenez-vous d’inscrire sur ce monument, où il doit être à la fois soldat, consul, législateur, empereur, souvenez-vous d’y écrire la seule inscription qui réponde à la fois à votre enthousiasme et à votre prudence, la seule inscription qui soit faite pour cet bomme unique et pour l’époque difficile où vous vivez : A. NAPOLEON… SEUL ! Ces trois mots, en attestant que ce génie militaire n’eut pas d’égal, attesteront en même temps à la France, à l’Europe, au monde, que, si cette généreuse nation sait honorer ses grands hommes, elle sait aussi les juger, elle sait séparer en eux leurs fautes de leurs services, elle sait les séparer même de leur race et de ceux qui la menaceraient en leur nom, — et qu’en élevant ce monument, en y recueillant nationalement cette grande mémoire, elle ne veut susciter de cette cendre ni la guerre, ni la tyrannie, ni des légitimités, ni des prétendans, ni même des imitateurs… »


Qui pourrait dire aujourd’hui que Lamartine, en parlant ainsi, n’avait pas ce don de seconde vue qu’ont quelquefois les poètes, ou plus simplement cette faculté de prévoyance qui fait les politiques ? Certainement il avait bien le droit de se permettre cette innocente représaille dont il usait un jour avec Béranger en lui disant vers 1852, en face de l’empire ressuscité : « Ceci est une chanson de Béranger. » Il voyait juste et de haut sur ce point ; il sentait