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de séparation, son enfant gâté, Frédéric de Gentz, alors au plus fort de son action diplomatique. Elle fut un peu froissée par sa conduite ; il lui sembla que, devant ses nobles amies, la duchesse de Sagan et la princesse de Carolath, îl eut l’air de ne pas assez reconnaître sa petite juive de la Jügerstrasse ; pourtant, avec sa grande et noble indulgence, elle lui pardonna, fidèle à son habitude invétérée « de ne pas juger les hommes d’après des fragmens de conduite ou de caractère, mais d’après l’ensemble. » Elle eut raison, car l’entente se rétablit bientôt, et elle devait jouir longtemps encore de l’intimité charmante de son vieil ami ; il est vrai que Mme la princesse de Carolath et la duchesse de Sagan devinrent en 1815 de grandes amies de Mme de Varnbagen. C’est encore à Prague que lui arriva la nouvelle de la bataille de Leipzig. Il faut lire sa lettre du 23 octobre pour se faire une idée du sentiment de délivrance que respira l’Allemagne. Rahel cependant, tout en partageant la joie générale, y mêle sa note de modération. « Dieu nous protège contre l’ivresse, l’arrogance et le péché ! » Elle ne cesse de recommander à ses amis, dont la victoire n’a point désarmé la haine, de se modérer, de se vaincre eux-mêmes. Elle ne comprend point que la guerre ne cesse pas, qu’on « tire encore avec des boulets sur de la chair capable de douleurs… Qu’on fasse la guerre à Napoléon seul, s’écrie-t-elle, à ce Macbeth, comme elle l’appelle, et qu’on ménage la nation. » Aussi est-elle ravie de la proclamation de Witgenstein, si noble, si mesurée ; mais elle en veut à Gentz de sa circulaire à la Démosthène. Rahel s’emporte contre « cette vantardise, ces paroles creuses, cette ironie amère ; » elle se persuade que là où l’on rencontre pareils vices, rien de bon ne peut venir, et elle voudrait « toute la journée arracher cette ivraie avec la faucille et le râteau. » Elle ne saurait pas admettre qu’on puisse revendiquer la vertu, la liberté, la franchise pour un seul peuple, comme le font les patriotes haineux, Stein et Arndt, les « hommes de bronze. »

Cependant les armées avançaient, le théâtre de la guerre s’éloignait des campagnes trempées de sang de la Saxe pour se transporter en France, et l’hécatombe des plus nobles victimes ne cessait point. Charles Friesen, le plus populaire et le plus audacieux des chasseurs volontaires, périt à Château-Thierry ; il fut chanté par Arndt, et le portrait qu’en a fait Jahn appartient à ce que le bizarre gymnaste a écrit de meilleur. La mort héroïque de trois jeunes amis, un Dohna, un fils de Léopold de Stolberg et un comte Gröben, inspira des vers enthousiastes à Schenkendorf ; enfin ce fut le tour de Scharnhorst lui-même, enlevé après d’indicibles souffrances par ses blessures de Lützen. Enfin en février 1814 Rahel apprend la mort de Fichte, succombant à cinquante ans à une fièvre pernicieuse que sa femme avait rapportée des hôpitaux et lui avait