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ennemis ; la rougeur au front, nous ne lirons pas dans leurs yeux le mépris que leur inspirerait notre faiblesse. Il y a des choses plus difficiles que de mourir. Une de celles-là est de supporter pour soi-même et pour son pays un certain degré d’abaissement. Il faut donc que nous sortions d’ici, et que nous en sortions tout de suite, pour ne pas épuiser, en y restant, les provisions de la ville. Autrement nous serions exposés a cette double douleur d’être vaincus nous-mêmes par la famine, et de livrer avec nos personnes une des clés de la France. Tout vaut mieux qu’une telle perspective. Afin d’être bien sûrs d’y échapper, nous ferons tous ensemble, la nuit, une sortie désespérée, en nous engageant, quoi qu’il arrive, à ne pas rentrer dans Metz. Une partie d’entre nous sera tuée, d’autres seront faits prisonniers, mais noblement, les armes à la main ; ceux qui échapperont se réuniront pour tenir la campagne à un lieu déterminé, sous le commandement du général le plus élevé en grade et le plus ancien. On dit qu’autour de nous le pays est épuisé ; mais nous savons qu’à 16 lieues d’ici Verdun et Montmédy regorgent de vivres. Quelques jours de misère sur notre sol, au milieu de nos compatriotes, n’effraieront pas de vieux soldats d’Afrique, de Crimée, du Mexique. Nos pères en ont vu bien d’autres en Espagne et en Russie !…

Sans doute de telles résolutions ne se prennent guère de sang-froid. On ne tient point ce langage dans les temps ordinaires à des hommes que de grandes émotions n’auraient pas préparés à l’entendre ; mais si, comme nous le croyons, le sentiment de l’honneur militaire ne s’est point affaissé chez nous, la catastrophe de Sedan devait remuer assez profondément les âmes des soldats pour leur faire accomplir des prodiges d’héroïsme. Il eût été beau alors de se mettre à leur tête et de tenter quelque coup désespéré dans la première ivresse des résolutions magnanimes. Ceux qui auraient succombé nous auraient légué un exemple aussi fortifiant qu’une victoire ; ceux qui auraient survécu nous apprendraient aujourd’hui ce qu’il faut savoir oser pour délivrer son pays. Nous n’hésiterions pas en prononçant leurs noms entre des impressions différentes, aucune ombre n’obscurcirait leur image ; nous les remercierions d’avoir offert leur vie tous ensemble pour honorer la France, pour la sauver peut-être en lui rendant la conscience de ce qu’elle renferme encore de courage et de vertus.


A. MÉZIÈRES.