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douce flamme mélancolique dont il vit, et qui réchauffe son cœur en même temps que ses vers. Juan se donne à tous et ne demande rien. Il dit ingénument qu’il n’a pas d’âme à lui, que celle des autres lui en tient place, et voilà pourquoi ses accens expriment tour à tour la joie ou la tristesse, la gaîté ou la douleur de ceux qui viennent l’entendre. Il recèle en son cœur l’écho qui répond à toutes leurs pensées. Tout en aimant Fedalma, il est attaché au duc de Bedmar, et, au lieu de jalousie, ne ressent pour lui que de la pitié. Juan est aimé de tout le pays parce que sa chanson est la musique familière de tous, des petits comme des grands, des Maures comme des chrétiens. Les bohémiens eux-mêmes, qu’il ne méprise pas, ont pour le chanteur affection et respect. Le bon ménestrel ne connaît pas la haine et il n’a pas d’ennemis. Il passe de la ville au camp et au bivouac, partout il est bien accueilli : touchant privilège de la poésie, qui porte avec elle la paix, la douceur, l’humanité. Juan n’est pas dédaigné des belles ; les jeunes bohémiennes courent après lui, les filles espagnoles lui font des agaceries. Pour elles il a des sourires et des chansons, mais point d’amour. Ce sentiment, il le garde tout entier à Fedalma, qui n’en sait rien, qui ne le saura jamais.

Il vient donc chercher don Silva dans son exil volontaire, et varie le ton de sa chanson suivant l’état de cette âme qu’il s’efforce d’apaiser : la note du pauvre musicien se met patiemment d’accord avec le sentiment qui domine son maître, tantôt, sous les doigts de Juan, le luth gémit à l’unisson du cœur de don Silva, accablé par l’idée de sa faute ; tantôt des airs plus légers rappellent que la vie est courte, toujours mêlée de peines, et que l’amour est accordé à l’homme pour les oublier. Quelquefois le poète chante la vie errante : la sienne ne l’est-elle pas autant que celle des nomades africains ? La vie errante a ses compensations ; le chemin du foyer, toujours le même, a ses épines.


« Poussez en avant la barque, quittez, quittez le rivage ; les étoiles nous guideront au retour. — Oh ! le nuage qui se forme, oh ! la vaste, vaste mer, oh ! les vagues qui ne gardent pas de traces !

« En avant à travers les pins, à travers les bois qui s’élèvent en voûte, où l’on sent la douce haleine du silence. — Oh ! le labyrinthe, oh ! les ténèbres sans soleil, oh ! le mystère d’après la mort ! »

Ces vers plaintifs plaisent par momens au noble duc ; ils couvrent les cris du remords qui se résolvent et se fondent en un chant de tristesse ; mais le nouveau Saül ne prête pas longtemps l’oreille aux cordes sympathiques de la harpe. Alors le fidèle Juan, mettant de côté ses pauvres strophes, continue son œuvre d’apaisement avec des paroles amies. Il y a un nom dont la vertu magique est pour